Les âmes d'Atala

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1903 : guerre sociale à Hennebont

Publié sur A contretemps.

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Hennebont, 14 juillet 1903, un 14 juillet pas comme les autres, plus proche de sa version originale que de l’anniversaire lénifiant des notables de la IIIe. Ni jeux ni réjouissances populaires, mais une tension lourde, une atmosphère de poudrière. Depuis le début du mois, les 2 000 « usiniers » des Forges de Lochrist sont en grève, une grève dure, farouche, hantée par le spectre de la faim ; cette nuit encore, des mains calleuses ont fouillé la terre du jardin-potager de la congrégation des « Eudistes » de Kerlois à la recherche de navets et de pommes de terre. Pour éviter le spectacle d’une « émeute du pain » qui rappellerait fâcheusement l’Ancien Régime – le jour anniversaire de son décès –, la municipalité républicaine (modérée) va faire distribuer au domicile des nécessiteux, et non à la mairie, des bons de pain et de viande.

Sous la tutelle des Forges

En invitant ses concitoyens à pavoiser malgré tout « en signe d’attachement inébranlable à la République », le maire d’Hennebont, J. Giband (ex-directeur des Forges), nourrit beaucoup d’illusions sur la popularité du régime en milieu ouvrier. À Hennebont, à Lochrist, à lnzinzac, à Languidic, on ne pavoise pas pour une République qui, au nom du libéralisme, tolère que le peuple soit réduit à la famine. Car c’est de cela qu’il s’agit : 34 sous par jour pour nourrir, ou plutôt assurer la survie d’une famille de 5 ou 6 enfants, tels sont les salaires des manœuvres des Forges ; dix-huit heures par jour d’un labeur sans répit pour le seul profit des actionnaires du puissant groupe des « Cirages français », qui possède trois usines en France – Hennebont, Lyon, Saint-Ouen –, deux en Russie et une en Espagne.

Ayant le monopole de l’emploi dans une campagne surchargée de bras, catholique et respectueuse de l’ordre établi, les Forges exercent alors une tutelle sans partage sur la région ; le fauteuil du maire d’Hennebont est et sera encore longtemps le fief du tout-puissant directeur de l’entreprise : Émile Trottier, le fondateur en 1858, J. Giband de 1896 à 1919, C. Herwegh entre les deux guerres cumuleront ainsi les deux fonctions pour le plus grand bien des intérêts de la Compagnie.

Lorsqu’il a été nommé directeur en 1880, Giband s’est juré de faire de l’usine l’une des premières entreprises nationales de fabrication de fer-blanc. Ingénieur métallurgiste ambitieux (il fut l’un des premiers en France à fabriquer de l’acier Martin sur sol basique), gros actionnaire intéressé de très près aux profits de l’entreprise, Giband donne une impulsion très forte aux Forges qui, de 400 employés en 1880, passent à plus de 1 500 au début du siècle. L’usine tourne alors à plein rendement, approvisionnée en charbon par les vapeurs anglais qui remontent le Blavet jusqu’au barrage des « Trois-Sapins » (en aval d’Hennebont) où les chalands prennent le relais jusqu’à Lochrist. C’est ici, dans un coude de la rivière, que sont installées les Forges : longs bâtiments aveugles de brique terne, hautes cheminées crachant leurs fumées noires, tristes rangées de maisons ouvrières, va-et-vient incessant des débardeurs et des bateliers, mugissement des sirènes, sortie des équipes de jour, relève des équipes de nuit, usinières de l’atelier d’étamage se hâtant vers les travaux du ménage, usiniers « défoncés » par la tâche et les « assommoirs » du bord des quais, gamins de douze ans dont le « salaire » arrondit un peu celui du père, adolescents vieux avant l’âge, ici c’est l’enfer : jamais moins de douze heures de travail par jour pour un salaire qui dépasse rarement quarante sous, des cadences infernales en période de pointe, particulièrement aux fours où les « gaziers » – ou « dégouyetteurs » – tisonnent le charbon sans répit pour que la production ne se ralentisse pas, au laminoir à froid où les enfants poussent les feuilles d’acier entre les rouleaux qui martyrisent les doigts, au laminoir à chaud où de jeunes ouvriers, brûlés par le feu du métal, font parfois, quand la production l’exige, 60 heures d’affilée à l’usine.

Écrasée, inorganisée, la première génération d’ouvriers-paysans des Forges a dû supporter ces conditions de travail dignes du bagne ; leurs fils tireront la leçon du passé en créant face au patronat une « caisse de secours mutuel » alimentée par les cotisations ouvrières [1], un syndicat révolutionnaire partisan de la grève et de l’action directe – la Chambre syndicale des ouvriers métallurgistes et similaires d’Hennebont et, enfin, dans le cadre de la Bourse du travail de Lorient, une université populaire, la « Fraternelle », centre d’éducation ouvrière et foyer de la vie syndicale.

Ainsi armés, les usiniers multiplieront les grèves au début du siècle ; grèves partielles, spontanées ou organisées par le syndicat, plus ou moins heureuses mais renforçant la solidarité et la conscience de classe, préparant la grande grève de l’été 1903 qui vit s’affirmer l’émancipation du prolétariat des Forges.

Grève sur le tas

À l’origine du conflit, la suppression de la maigre gratification qui était accordée aux « gaziers » pour le nettoyage dominical des fours et, a fortiori, le refus d’augmenter les salaires (les « gaziers » demandaient 30 centimes de plus par jour). Motif invoqué par le directeur Égré, la mauvaise conjoncture économique : « Si je ne vous laisse pas chômer depuis deux ans que je suis à la tête de l’entreprise, c’est parce que je traite nombre d’affaires à coups de rabais. C’est tout au plus si la société parvient, pour ses Forges de Lochrist et de Kerglaw, à nouer les deux bouts. » Chantage éculé auquel les « gaziers » (une dizaine d’ouvriers) n’ont pas l’intention de céder. Le 29 juin, l’équipe de nuit fait la grève sur le tas ; le 30, « l’escouade du fer-blanc » cesse le travail par solidarité. Au soir du 1er juillet, plus de 400 syndiqués, usiniers et usinières, votent la grève ; le lendemain, la quasi-totalité du personnel, à l’exception des contremaîtres, se joint au mouvement. Un à un, les fours s’éteignent, l’entreprise est paralysée. Le directeur consent à recevoir une délégation syndicale mais maintient son refus d’augmenter les « gaziers » et les manœuvres ; la porte est désormais fermée aux négociations, la direction a choisi délibérément l’épreuve de force.

Le 3 juillet, les grévistes font la première grande démonstration de leur détermination et de leur unité : bannière syndicale en tête, ils sont plus de 2 000 hommes, femmes, enfants, qui défilent dans les rues d’Hennebont en chantant L’Internationale jusqu’à la gare pour accueillir Bourcet, le représentant parisien de la CGT. Un grand meeting se tient ensuite dans « la prairie Giband » [2], le terrain syndical, en haut de la rue Neuve. Le délégué prêche le calme mais la direction des Forges refusera de lui accorder une entrevue. Trois jours plus tard, des grévistes s’en prennent à la propriété du directeur dont ils descellent les grilles tandis qu’un cortège de plusieurs milliers de personnes marche sur les Forges en chantant La Carmagnole derrière des drapeaux tricolores. Des bobards sont répandus tendant à faire croire que les grévistes s’apprêtent à détruire l’usine ; c’en est assez pour que la bourgeoisie et le pouvoir organisent la répression. De Lorient, d’Auray, de Baud, sont dépêchés des gendarmes à cheval, bientôt renforcés par deux compagnies du 62e d’infanterie de Lorient.

Les manifestations n’en continuent pas moins. Certains jours, on compte plus de mille femmes et enfants dans la foule de ceux qui se battent pour un peu plus de pain, le pain qui se fait rare et dont on organise la distribution ; 1 275 francs de pommes de terre, de graisse et de pain seront ainsi acquis et répartis par la Caisse de secours mutuel. L’Union caudanaise de panification apportera elle aussi sa fraternelle contribution.

Au douzième jour de grève, les usiniers sont avisés par la Compagnie qu’ayant « quitté brusquement leur travail et rompu de ce fait le contrat qui les liait à la Société générale des cirages français, les usines de Kerglaw et de Lochrist sont fermées. La reprise se fera, s’il y a lieu, après nouvel embauchage du personnel nécessaire ». C’est le lock-out assorti d’une menace de fermeture définitive. Ulcérés, les grévistes diffusent le soir même une mise au point : « C’est du fond de la Bretagne que 1 200 familles vous crient à l’aide et font appel à votre solidarité. Dans ce pays où le prix de la journée semble avoir atteint son minimum excessif, puisque certains camarades gagnent la somme “fabuleuse” de 34 sous par jour, les travailleurs ont été réduits à déserter l’usine pour éviter de nouvelles réductions. Tous solidaires, les 1 200 grévistes s’adressent à vous, travailleurs conscients, ils vous demandent, à travers les conflits multiples qui attirent l’attention du prolétariat, de réserver un peu de solidarité pour ceux qui, dans cette Bretagne tant exploitée, ont eu l’audace de se dresser en face de l’exploitation capitaliste et de lever le drapeau de l’émancipation sociale. »

La lutte contre les jaunes

Quelques jours plus tard, lorsque la direction ouvrira un registre d’inscription pour le réembauchage (sur présentation d’un livret militaire ou d’un acte de l’état civil pour les hommes, du livret de la mairie pour les enfants), le syndicat dénoncera « l’appel à la trahison », cette direction qui « se moque de nos misères », qui « attend que la famine lui livre une partie des nôtres », qui « cherche à affamer toute une population… » Les « briseurs de grève », les « jaunes », les renégats », les « vendus au patronat » sont alors violemment pris à partie tandis que le blocus des Forges s’organise. Pour interdire tout travail sur le Blavet, un chaland rempli de poteaux de mines est coulé dans le chenal ; des piquets de grève s’opposent au déchargement de deux bateaux chargés de ferraille pour l’usine où la direction, assistée des contremaîtres, tente de maintenir un semblant d’activité. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, les « jaunes » chargent clandestinement du fer-blanc sur un chaland qui doit le livrer à l’usine Delory de Lorient ; alertés, les piquets de grève en place sur la rive gauche du Blavet arrivent pour interrompre le chargement. Au même moment, on entend le son du cor de chasse aux abords de la propriété directoriale ; ce sont les officiers de la troupe chargée du maintien de l’ordre qui se « distraient » après un repas bien arrosé. Les grévistes serrent les poings : « Ceux-là s’amusent tandis que nous crevons de faim ». Ramassant tout ce qui leur tombe sous la main, les grévistes entreprennent alors un bombardement en règle des « jaunes » du chaland. Les cris et le vacarme attirent une patrouille de chasseurs qui arrête sur-le-champ seize manifestants.

Les incidents de ce genre sont désormais journaliers et les affrontements se multiplient : charges de gendarmes et de chasseurs à cheval pour libérer un charretier voulant forcer le passage vers l’usine, bagarres aux portes de l’entreprise pour empêcher les contremaîtres d’y entrer. Dans la nuit du 21 au 22 juillet, bravant l’interdiction préfectorale de manifester, les grévistes élèvent des barricades aux deux extrémités du pont à l’aide de mâts de bateaux et de poteaux de mine ; d’énormes blocs de pierre sont chargés sur les parapets pour interdire le passage des chevaux sur le chemin de halage et couler les chalands se dirigeant vers l’usine. À l’aube, les soldats chargent et procèdent à de nombreuses arrestations pour délit d’attroupement, ce qui ne décourage pas les grévistes. Bientôt, l’agitation vire à l’émeute : dans la nuit du 23 au 24, les manifestants dépavent les rues et brisent les devantures des commerçants, épiciers, bouchers qui ne font plus crédit ; fait significatif de la détresse physique des familles ouvrières, l’acharnement des émeutiers contre la pharmacie (attaquée à trois reprises) et contre la demeure du médecin. Arrivés dans la nuit, le préfet et le sous-préfet sont accueillis par une grêle de pierres ; gendarmes et soldats chargent baïonnette au canon, attaques et contre-attaques se succèdent jusqu’au matin. La ville est alors en état de siège : 600 hommes du 116e d’Infanterie de Vannes bouclent les rues ; plusieurs centaines de soldats campent à Lochrist et les garnisons de Quimper et de Dinan sont mises en état d’alerte. Dans la journée, le maire Giband instaure un couvre-feu après 21 heures et appelle les « citoyens paisibles » à ne pas se mêler aux « bandes nombreuses » qui parcourent la ville.

Guerre sociale et guerre religieuse à Lorient

À Lorient, le grand port tout proche, les événements, abondamment commentés par la presse locale, sensibilisent l’opinion déjà divisée par la « guerre religieuse ». On sait que le ministère Combes, réactionnaire sur le plan social, se montrait très offensif sur le plan religieux. Ancien séminariste devenu anticlérical actif, Combes avait déclaré la guerre aux congrégations, aux « moines ligueurs et aux moines d’affaires », coupables d’avoir accumulé trop de biens et, par leur enseignement, d’avoir instruit trop de futurs ennemis du régime. Appliquant de manière restrictive la loi Waldeck-Rousseau sur les associations, Combes fit fermer les écoles congréganistes et expulser les religieux ; ces expulsions donnèrent lieu en Bretagne à des scènes de violence, notamment à Hennebont où, refusant de se soumettre à la loi, les « Eudistes » de Kerlois se barricadèrent dans le monastère. Il fallut plusieurs heures à la troupe pour enfoncer les 150 portes cloutées, débarrasser les escaliers obstrués de gravats tandis que les religieux faisaient sonner le glas et reprenaient en chœur, avec leurs partisans accourus sur les lieux, La Marseillaise et les cris de « Liberté, nous voulons Dieu ».

Condamnés à passer en correctionnelle le 20 juillet, les « Eudistes » arrivèrent à 11 heures au pont Saint-Christophe dans une voiture du comte de Polignac, escortés par les gros bataillons du « parti blanc » local. Un millier de personnes scandant « Vivent les pères, vive la liberté, vive l’armée ! » les accompagnèrent jusqu’au tribunal archicomble (du « beau monde » en majorité : M. de Polignac, M. de Perrien, maire de Kervignac, M. de Beaumont, maire de Moëlan, etc.) ; jusqu’alors, très peu de contre-manifestants, mais lors de la suspension d’audience, à 13 heures, le flot sortant du tribunal se heurta à plusieurs centaines de jeunes internationalistes et d’ouvriers de l’arsenal. Une énorme clameur : « À bas les frocards ! Vive la sociale ! ». Ce fut la mêlée générale, de la rue Saint-Pierre jusqu’à la place Bisson, en passant par la rue Paul-Bert et la rue des Fontaines, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de bâtons. L’affrontement dura trois quarts d’heure, la police n’intervenant que très mollement. Le gouvernement espérait bien ainsi détourner le mécontentement des travailleurs et enterrer la question sociale. Mais les syndicalistes n’étaient pas plus disposés que les socialistes à jouer ce jeu. Dans la soirée, le meeting de soutien des travailleurs d’Hennebont organisé salle Larnicol par le syndicat des travailleurs du port fait le plein. Le délégué de la Fédération du travail, Bourchet, prend la parole : « Tandis que les budgets de la guerre et des cultes se chiffrent par millions, qu’à Hennebont les officiers ne cherchent qu’une saignée de la classe ouvrière, celle-ci n’obtient que des salaires dérisoires. » Et il conclut par une profession de foi : « La patrie, la famille, la religion et la propriété sont des idées vermoulues, des fétiches bons à remiser chez un brocanteur. »

Trois semaines se sont écoulées depuis le début du conflit ; les Cirages français ont refusé l’arbitrage du juge de paix pour discuter des revendications des travailleurs : « La situation de nos affaires ne nous permet pas de nouveaux sacrifices ; le dernier exercice s’est soldé par un déficit de 200 000 francs » (de bénéfice, et non de déficit, répond le syndicat). Les grévistes doivent désormais se contenter de pain sec et de pommes de terre ; nombreux sont ceux qui battent la campagne à la recherche d’un travail pour du pain, car, malgré le magnifique élan de solidarité, les réunions de soutien, les dons, les collectes, les souscriptions, les secours diminuent. Tandis que les arrestations redoublent et que tombent des peines de prison ferme, la misère a déjà eu raison de 400 usiniers qui se sont fait inscrire pour reprendre le travail ; la grève cherche son second souffle. Elle le trouvera le dimanche 26 juillet sur le terrain syndical, lors d’une manifestation « monstre » ; vers 14 heures, les clairons et les tambours battent le rappel ; de nombreux ouvriers lorientais sont venus à pied ou en tramway ; le champ syndical est bientôt noir de monde, au moins 5 000 personnes : une multitude de coiffes, de casquettes, quelques ombrelles, des grappes d’enfants grimpés dans les arbres, un temps merveilleux. S’il n’y avait les ventres creux et la fatigue qui se lit sur tous les visages, on croirait une fête populaire comme il y en a tant en Bretagne. L’arrivée des délégués parisiens Lévy et Bourchet distribuant L’Avant-garde est saluée par des vivats ; on décide de continuer la grève, de ne pas céder, les délégués promettent des secours des syndicats français et, s’il le faut, des fédérations internationales, puis c’est l’imposant défilé en ville, derrière les drapeaux rouges et tricolores, les chants révolutionnaires, la « Marseillaise » des travailleurs, les chants bretons. On dansera tard dans la nuit, une nuit chaude comme le mardi suivant où des matelots en uniforme se joindront aux manifestants qui réclament la démission du maire, comme tous les jours jusqu’au 3 août où le conflit va prendre une nouvelle dimension avec les événements survenus à Lorient.

À l’origine, la manifestation tenue la veille à Hennebont pour l’arrivée du nouveau délégué syndical parisien, Latapie. Au moment où les grévistes quittent le terrain syndical, les gendarmes et les chasseurs à cheval chargent pour les disperser ; à l’issue d’une courte échauffourée, 26 manifestants sont appréhendés, parmi lesquels le délégué Latapie et Louis Gaudin, le président du syndicat, arrestations on ne peut plus maladroites car le lendemain, lundi, doit avoir lieu le jugement d’un gréviste (Le Boley) arrêté lors des incidents du 23 juillet.

Dans la matinée, de nombreux grévistes se rendent à Lorient pour assister à l’audience ; vers 13 heures, à la suite de « mouvements divers », le président du tribunal fait évacuer la salle. Les ouvriers restent en dehors, rejoints par des groupes de jeunes internationalistes. À 17 h 30, Le Boley sort du tribunal. Il est condamné à deux mois de prison sans sursis ; aussitôt les cris fusent : « À bas les juges ! », et on lapide la façade du tribunal avant de donner l’assaut. Le premier adjoint au maire arrivant pour ramener le calme est traité de « vendu » tandis que, dans les casernes, on bat le rappel ; un peu avant 21 heures, déboule le 62e d’Infanterie, les cris redoublent : « À bas l’armée ! ». Les soldats chargent la foule qui est repoussée vers la rue Saint-Pierre et la rue du Lycée où les manifestants s’approvisionnent en pavés. Place Alsace-Lorraine, les commerçants baissent les rideaux à la hâte ; des mâts de fête plantés pour l’ouverture de l’exposition sont arrachés, des barricades s’élèvent au coin de la rue de l’Hôpital et de la rue Sully, rue Clisson, etc. Un peu avant 23 heures, la porte de la prison est enfoncée, mais les manifestants n’iront pas loin : revolver au poing, les gardiens menacent de tirer. Des renforts arrivent de la caserne Bisson toute proche, puis la « Coloniale », les troupes du quartier « Frébault », mais la foule se reforme sans arrêt et l’émeute durera jusqu’à 2 heures du matin. Cinq arrestations sont opérées (des marins et des ouvriers du port) et, des deux côtés, on compte de nombreux blessés. Le lendemain, tous les édifices publics sont gardés militairement et les troupes sont consignées dans les casernes.

Après un mardi calme, l’effervescence renaît le mercredi ; on attend le jugement de Latapie ; de nombreux sympathisants stationnent face au tribunal ; des renforts de troupes ont été acheminés depuis Pontivy et Hennebont et des patrouilles sillonnent les rues. On annonce que le délégué Lévy tiendra une conférence à Merville avant de conduire une manifestation destinée à obtenir l’élargissement de Latapie et des grévistes emprisonnés. Dans la soirée, des groupes de badauds se rendent place Alsace-Lorraine où l’on donne un concert. On commente les affiches placardées par la municipalité invitant la population au calme ; on a appris également que le préfet du Morbihan était intervenu auprès de la direction des Forges pour qu’elle consente à négocier. Vers 20 heures, des groupes d’ouvriers reviennent de Merville où la conférence attendue n’a pas eu lieu ; on chante L’Internationale, on scande « Latapie, liberté ! », « À bas l’armée ! » en passant devant la caserne. Rien de bien méchant donc, mais cette fois les autorités ont, semble-t-il, choisi de frapper vite et fort. Les grilles de la caserne s’ouvrent soudainement et laissent passer un peloton de chasseurs qui, sans sommation, chargent immédiatement sabre au clair ; de toutes les rues aboutissant place Alsace-Lorraine débouchent des soldats à cheval, l’infanterie au pas de gymnastique, les batteries montées de l’artillerie coloniale. Il est alors plus de 21 heures et la place est pleine de monde : jeunes, femmes, enfants, badauds que les chevaux jettent à terre, piétinent ; les charges se succèdent jusqu’au fond des impasses avec une extrême brutalité, les sabres tournoient et frappent à coups redoublés, les vitres du « Grand Café », du « Jean-Bart » et du « Petit Parisien » volent en éclats. D’abord surpris, les manifestants réagissent en se servant des bancs qui entourent la place pour freiner les chevaux en dressant des barricades (rue de la Patrie, rue de Turenne, rue Saint-Pierre) à l’aide de clôtures, de poteaux de mine, de voitures renversées. Les affrontements se prolongent jusqu’à une heure avancée de la nuit ; il y a des dizaines de blessés dont beaucoup se feront soigner chez eux de crainte d’être dénoncés. On compte 56 arrestations. Alerté, le ministre de la Guerre dépêche un régiment entier de Dragons (le 3e).

Ces événements tragiques sont largement commentés dans la presse locale et parisienne, mais aussi dans les milieux gouvernementaux. La presse de droite et du centre prend feu contre « les professionnels du désordre venus spécialement de Paris ». Le Nouvelliste, dans une édition spéciale intitulée « L’émeute à Lorient » stigmatise « l’état d’anarchie actuellement déchaîné en ce coin d’un département de France ». La Liberté dénonce « ces troupes qui n’osent intervenir (sic), ces matelots qui passent à l’insurrection, ces magistrats qui se sauvent ». La Patrie rend les grévistes responsables « des désordres qui inquiètent la contrée et qui ont malheureusement entraîné l’effusion du sang ». Le Petit Parisien, journal le plus lu de l’époque, joue la même partition. Quant au vieux Journal des débats, il accuse le gouvernement de « paralyser l’action de la police et de la justice » en capitulant devant « les artisans du désordre ».

En fait, le gouvernement est très mal à l’aise ; si la « guerre religieuse » était, sinon voulue, du moins délibérément acceptée, la « guerre sociale » menace de lui faire perdre, à gauche, les appuis que lui valait précisément sa politique religieuse. Une délégation de la Bourse du Travail de Paris (Yvetot, Griffuelhes – secrétaire général de la CGT – et Bourchet – secrétaire général de l’Union des ouvriers métallurgistes) est donc reçue au ministère de l’Intérieur. Les délégués protestent contre les arrestations et exigent le retrait des troupes ; un souhait identique est formulé par le conseil municipal de Lorient qui condamne les « arrestations arbitraires », la brutalité de la répression et émet des réserves sur la complaisance de l’adjoint au maire vis-à-vis des autorités militaires.

Le surlendemain, la reculade du pouvoir s’accélère ; les magistrats en feront les frais : une heure après avoir condamné les manifestants du 2 août à des peines de prison, les magistrats sont contraints (sur intervention du préfet) de se désavouer et de remettre les prévenus en liberté provisoire. Le même jour, une partie des troupes évacue Lorient.

C’est la détente, et bientôt l’explosion de joie quand on apprend que, cédant aux insistances gouvernementales et abandonnée par la quasi-totalité de l’opinion publique, la Société des cirages français capitule enfin : les manœuvres et les « gaziers » obtiennent une augmentation de 25 centimes et tous les grévistes sont réintégrés.

Le dimanche à Lorient, salle Fénelon, en présence des délégués syndicaux brestois, les ouvriers du port et les internationalistes écouteront l’orateur Lévy dénoncer « les trois calottes : l’armée, la cléricaille, la magistrature » et, porté par sa fougue, terminer par ces mots : « La victoire que nous venons de remporter marque une superbe étape vers la Révolution sociale. »

Mais c’est à Hennebont que l’enthousiasme fut le plus grand : après 41 jours de grève et malgré tous les témoignages de solidarité, les familles ouvrières en étaient arrivées à la plus noire des misères. L’issue heureuse de la grève ouvre l’espoir d’un avenir meilleur. Sur le terrain syndical, en liesse, les délégués Lévy et Bourchet encouragent les usiniers à se grouper toujours plus nombreux au sein du syndicat, à occuper leurs loisirs à l’étude plutôt qu’à boire dans les cafés, à se pénétrer de l’importance des questions sociales. Pour l’heure, on ne songe qu’à célébrer la « victoire ». Une manifestation grandiose se déroule d’un bout à l’autre de la ville, drapeaux tricolores et rouges claquant au vent léger de cette belle journée d’août aux côtés des drapeaux bretons qui ont été offerts aux délégués parisiens. Le lundi, les charretiers des Forges reprennent la route de Lorient et, pour une fois, leurs attelages sont fleuris.

Passés les premiers moments d’exaltation, il fallut pourtant se rendre à l’évidence, l’avenir demeurait sombre. Certes, la grève avait atteint son but, mais à quel prix ? Combien de mois seraient nécessaires pour rattraper les sommes perdues ? De surcroît, la Compagnie entendait bien obtenir sa revanche. Égré « démissionné », Giband redevint directeur avec mission de reprendre l’usine en main et de ne rien céder. En 1906, au plus fort de la guerre sociale, la lutte reprendra, très dure, avec Clemenceau comme ministre de l’Intérieur, celui-là même qui n’hésitera pas à faire tirer la troupe sur les travailleurs. Commencée le 23 avril, la grève durera jusqu’au 12 août. Cent dix-huit jours durant, les usiniers manifesteront sans désemparer face aux Dragons pour que les « gaziers » obtiennent 5 sous par jour d’augmentation. Cent-dix-huit jours pour rien, car les privations auront raison de la résistance ouvrière. La rage au cœur, les plus irréductibles d’entre eux finiront par reprendre le travail : les dix gaziers retourneront aux fours pour 40 sous par jour.

La lutte des classes continuait.

Roger-Henri LE PAGE
[Sources : archives municipales d’Hennebont et divers journaux de l’époque]
Le Peuple français, n° 21, janvier-mars 1976, pp. 7-11.

Publié sur A contretemps.

Notes

[1] Tout sociétaire malade ainsi que sa famille a droit au médecin et aux soins gratuitement, un tiers de sa journée lui est payé. S’il meurt, les funérailles sont à la charge de la caisse ; s’il vit, au bout de vingt-cinq ans de cotisation, il a droit à une retraite.

[2] Lorsqu’il était directeur, Giband, espérant sans doute se concilier les ouvriers, avait mis à leur disposition un champ où se tenaient les réunions syndicales.

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8/09/2025

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