Achaïra n° 268 : Joël Cornuault et la revue « Des pays habitables »
Chronique pour l’émission du 2 Décembre 2024 : Des pays habitables
Je reviens aujourd’hui, pas de si loin, vous parler d’une belle découverte, qui m’a été proposée l’été dernier au festival des Reclusiennes, à Sainte Foy la Grande, et qui s’est prolongée depuis par la lecture. Rencontre avec un homme, un poète, un éditeur, un libertaire. Rencontre avec son travail de lecteur passionné, de passeur de textes, de traducteur, de secrétaire, de diffuseur . Rencontre avec un bel objet, une revue littéraire aux allures de petit livre, éditée sur un papier de qualité, d’une esthétique et d’une typographique soignées, accompagnée de dessins et de collages en cohérence et en correspondance avec l’imaginaire des textes…
Peut-être connaissez-vous Joël Cornuault, documentaliste et libraire, qui a créé la librairie La Brèche à Bergerac dans les années 80, puis repris une autre librairie indépendante, A la Page, à Vichy (il ne faut rien s’interdire …) jusqu’en 2021. Egalement traducteur, de l’américain vers le français , Jöel Cornuault a fait connaître en France des auteurs importants : d’une part John Burroughs, à rapprocher de Walt Withman et Henry David Thoreau, d’autre part Kenneth Rexroth poète précurseur de la Beat Generation lié à Allen Ginsberg. Enfin et surtout, les libertaires ne l’ont pas oublié, il a été l’animateur d’une revue intitulée Les Cahiers Élisée Reclus entièrement consacrée à la vie, à l’œuvre et à l’action du géographe anarchiste. Leur création en 1996 a participé à la redécouverte de cet auteur important, à travers des des textes rares, des études contemporaines, des informations et de l’actualité. 59 numéros ont été publiés jusqu’en 2009…
Revenons au présent : Joël Cornuault anime et publie depuis 2020 une revue littéraire semestrielle qui s’appelle « Des PAYS HABITABLES ». De quels pays parle-t-on ? Bien sûr, on ne les trouvera pas sur une carte… On pensera plutôt, entre autres, aux voyages imaginaires d’Henri Michaux ou au Mont Analogue de René Daumal. On partira à la recherche de lieux que la littérature révèle, qui peuvent nous accueillir avec nos désirs, nos rêveries, notre parole et nos incertitudes, en toute liberté.
Chaque numéro de cette revue paraît avec en couverture une reproduction de la gravure de Louis Moreau (1883-1958, artiste et militant anarchiste) « L’en dehors », où l’on voit un ouvrier quitter joyeusement une ville industrielle, au ciel noirci par la fumée des usines, pour prendre avec sa musette et son bâton de marche un chemin buissonnier … L’en-dehors date de 1922.
Juste en dessous de la gravure, trois mots complètent le titre : Naïveté-Utopie-Exubérance, N, U, E, nue, avec son double sens et toutes les associations qu’il induit… Devise, résumé, raison d’être, précision utile pour éviter malentendus et contresens, ces trois mots sont fidèles à l’esprit de la revue et dessinent je crois, à leur manière, un horizon libertaire. La naïveté désigne « (…au départ ce qui est sauvage) » 1, pour moi le désir, l’imaginaire, la nature illimitée… L’utopie serait plutôt la direction qu’on prend résolument, sans en maitriser par une doctrine ou des règles les buts et les moyens, mais en créant à mesure les conditions concrètes de sa réalité. L’exubérance se manifeste dans les illustrations bien sûr, comme une figuration de ce qui se cache derrière les mots, les idées, les courants dominants et qui ne saurait être censuré, dissimilé à l’œil malicieux de celui qui entrevoit un « en-dehors » du monde réel et raisonnable. C’est un lieu commun trop souvent entendu et destiné à clore toute discussion : l’anarchie serait gentiment naïve, irréaliste et irréalisable dans son utopie, déraisonnable dans ses multiples expressions, dans son exubérance. « Des PAYS HABITABLES » permet de se décaler, de sortir des oppositions binaires, d’échapper aux assignations.
Cette liberté s’exprime bien sûr dans le choix des textes publiés. Quel est le contenu de la revue ? Je cite son concepteur :
« Chaque numéro met directement en présence des textes de trois à quatre auteurs contemporains avec quatre ou cinq auteurs du pré-romantisme et de l’utopie jusqu’au surréalisme et ses alentours poétiques et artistiques, en passant par l’art brut. Ces textes seront des essais, des essais poétiques, des rêveries, des contes, des poèmes. L’idée est de placer sous un éclairage réciproque le passé et le présent d’une sensibilité marquée principalement par un esprit de rêve, d’émerveillement et par la conscience, ou le pressentiment, de ce que le réel lui oppose. »
Pour donner une idée de ce que contiennent les 10 numéros déjà parus, voici quelques exemples de ces textes souvent inédits, toujours rares et surprenants. Le choix d’auteurs déjà connus ne se justifie que par un souci de clarté et d’attrait du propos, merci de ne pas supposer une quelconque hiérarchisation, et de me faire crédit sur toutes les autres belles surprises que le lecteur trouvera au fil des pages.
- Walter Benjamin : sur Scheerbart
- Paul Scheerbart : Contes et poèmes (avec des dessins de l’auteur)
- Nicolas Eprendre : Henry David Thoreau – Elisée Reclus. D’une rive à l’autre
- Josep Vicenç Foix : Les salariés du rêve
- Sigmund Freud : Le royaume psychique de la fantaisie
- Denis Diderot : « Changer la façon commune de penser »
- Rosa Luxemburg : Lettre à Sophie Liebknecht
- Charles Fourier : Des modifications à introduire dans l’architecture des villes
- Georges-Henri Morin : Un dessinateur sur les pontons de la Commune
Pour aller plus loin sur un de ces exemples et entrer dans une analyse qui intéressera directement les lecteurs d’Elisée Reclus et de Henry David Thoreau (auteur de « La Désobéissance civile » et « Walden ou la vie dans les bois » ) , quelques mots sur l’article de Nicolas Eprendre : si ces deux auteurs sont contemporains, si tous les deux ont écrit sur la nature bien avant qu’apparaisse le terme d’écologie, si Reclus a bien lu Thoreau, ils ne s’accordent qu’en partie sur leurs conceptions de l’homme et de la liberté. Et cela introduit bien des réflexions sur les arrière plans culturels américain et européen, si différents et prêtant à beaucoup de contresens…
Pour être au plus près de ce que sont ces « pays habitables », le mieux est de reprendre les termes de Joël Cornualt lui-même :
« La revue ne tentera pas d’expliquer ni d’indiquer où se trouvent les pays habitables (notez l’article indéfini, « Des », en italiques dans le titre). Nous les cherchons ; nous les espérons – la nature n’est-elle pas à inventer, toujours ? Sont-ils des royaumes fixes, temporaires ? Réels, imaginaires, présents, enfuis ? Pourrons-nous éviter leurs antipodes, les lieux antagonistes, et ne pas laisser jouer les oppositions ? Ils seront l’expression d’un désir. Plus haut. Devant – sachant que le passé relève aussi des promenades de l’imagination. Par contre, « pays habitables », et sans abandonner toute référence à la nature et aux paysages, ne s’entend pas seulement géographiquement, écologiquement ; l’enfance pourrait être un pays habitable ; l’humour également ; comme l’amitié et l’amour ; comme la poésie… Et tout ce et ceux qui les exaltent. N’oublions pas ce sens du mot « pays » ou « payse » : compatriote, compagnon, compagne. »2
On entend dans cette belle conclusion ce que portent d’actualité (on fête cette année le centenaire du Manifeste du Surréalisme), d’engagement (politique, écologique), de partage, cette revue et son projet. L’esthétique et la poésie y sont bien, comme en d’autres lieux familiers, porteuses de révolte et de liberté.
Pour en lire davantage et s’abonner si on le souhaite :
https://www.herodote.org/IMG/_article_PDF/article_150.pdf
https://revuedespayshabitablelibrairielabreche.wordpress.com/about/
1. Entretien avec Mathieu Jung, https://mathieujung.fr/2024/04/05/naivete-utopie-et-exuberance-des-pays-habitables-entretien-avec-joel-c
2https://diacritik.com/2021/10/16/des-pays-habitables-notre-revue-ne-se-situe-dans-le-courant-principal-de-la-culture-mais-sen-ecarte/
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29/12/2024
