Hommage de Freddy Gomez à Claire Auzias
Lu sur A Contretemps.
Claire Auzias
Si nos vies valent pour ce qu’elles disent de la corrélation entre nos attentes originelles et les projets qu’elles ont nourris en leur cours, celle de Claire Auzias (1951-2024), qui nous a quittés le 6 août dernier, atteste d’une belle cohérence dans l’insoumission. Son histoire, elle l’a elle-même racontée, dans un livre d’entretien avec Mimmo Pucciarelli – Claire l’enragée – paru en 2006 à l’Atelier de création libertaire de Lyon. Récit sans voile, témoignage dérangeant, bouleversant, cette entrée en matière restituait la dureté d’une époque, celle d’un après-Mai pathétique où se sont perdus, dans les sables mouvants d’un inacceptable retour à la normalité militante, quelques fougueux quêteurs d’absolu. De cette époque de l’extrême jeunesse, Claire avait gardé une fidélité à la marge que le passage du temps n’écorna jamais. Comme si, dans le fracas des premières secousses, le diamant noir de la révolte l’avait marquée de son éclat pour toujours. Il est des existences comme ça où tout s’apprend in vivo, dans l’expérience des passions et la prescience des trahisons à venir. Son Mai-68 lyonnais fut son marqueur, un ineffaçable éclat d’anarchie à particules différées et à effets prolongés. Certains le lui reprochèrent. Elle pensait qu’ils vieillissaient mal, c’est-à-dire trop vite.
Il est indéniable que, dans son cas, l’expérience soixante-huitarde fut vécue aux extrêmes, son après – les seventies – l’ayant conduite à tout connaître des dérives d’une époque où le pire était, à n’en pas douter, l’acceptation et le renoncement. On ne dira jamais assez ce que, pour certains rebelles, cette hypothèse avait d’inacceptable. Claire en fut. Au-delà du raisonnable, sans doute. Dans Un fait d’été, recueil publié en 2020, elle s’employa, à partir de sa propre expérience, à donner une dignité aux dérives de ces temps, à les prendre au sérieux, à dire ce qu’elles engagèrent de ruptures et de courage jusque dans la perte de soi et, in fine, à comprendre en quoi et pourquoi elles firent terreau de ce qu’on est devenu les années passant : des inadaptés définitifs au monde qui, lui, s’adapte à tout, même au pire. Ce livre, qui peut se lire comme une suite à Claire l’enragée, mais en plus maîtrisée, est passé inaperçu. C’est une mine, pourtant, ce témoignage, pour comprendre quelque chose d’essentiel de ce temps de rupture : le suicide en prison de Didier Gelineau, son compagnon, légalement épousé entre les murs de Saint-Paul ; son périple foutraque d’Addis-Abeba à Djibouti, via la Somalie et le Kenya, avec arrêts à Nairobi et Mombassa ; sa longue traversée vers l’Inde sur un vieux rafiot de misère ; l’expérience illimitée de la déprise de soi, du risque, de la défonce, de la clochardisation, de la folie. Tout y est dit de ce que l’époque eût d’excessif, mais dit honnêtement, sans fard, sans arrangement avec le réel, sans pose d’héroïne destroy. Comme on solde une ancienne mémoire aussi exaltante qu’encombrante pour sortir de l’ornière et envisager un retour à la vie.
Pour sûr, il y avait chez Claire un côté pasionaria des bas-fonds qui lui conférait une aptitude particulière à s’intéresser en vrai, c’est-à-dire de près, aux exclus de toutes origines et aux marginalités nomades. En atteste la passion qu’elle développa pour les Tsiganes, le temps qu’elle prit à les écouter, à les fréquenter, à capter des échos de leurs aventures de voyageurs, à honorer leur mémoire de persécutés de tous les régimes et systèmes. Les livres qu’elle leur consacra sont là pour le prouver : La Compagnie des Roms (1994), Les Tsiganes : le destin sauvage des Roms de l’Est (1995), Les poètes de grand chemin (1998), Samudaripen : le génocide des Tsiganes (2000), Les Funambules de l’Histoire (2002), Chœur de femmes tsiganes (2003), Roms, Tsiganes, voyageurs : l’éternité et après ? (2010).
Son rapport à l’anarchisme – qu’elle assumait, par méfiance du grégarisme militant, comme individualiste, même s’il ne l’était pas vraiment – reposait sur un acquis structurant de révolte existentielle contre l’état du monde. D’où cette éternelle jeunesse qui semblait l’habiter, son côté « sale mioche », provocatrice et empêcheuse de penser en rond ou au carré. D’elle, qui fut une sorte de référence activiste pour ma génération militante, j’avais bien sûr entendu parler, mais c’est plus tard, bien plus tard, que la rencontre eut lieu. Elle venait de soutenir une thèse d’histoire à Lyon-2 sur la mémoire orale des mouvements libertaires à Lyon avant la Seconde Guerre mondiale [1]. Nous avons correspondu, notamment sur Georges Navel, qui lui avait accordé un entretien pour sa thèse. D’abord épistolaire, le contact se maintint in vivo lors de ses visites à Paris. Claire aimait la discussion, passionnément. Forte nature, le désaccord ne lui faisait pas peur, au contraire. Il lui arrivait même de l’attiser. Un peu par jeu, beaucoup par non-conformisme. Je me souviens d’une discussion d’époque sur Emma Goldman et Louise Michel, sur lesquelles elle travaillait. Je lui avais fait part de mes réserves sur certains travers de la relecture féministe des combats de ces compagnes du temps jadis qui, pour l’être, féministes – et ô combien dans leur genre ! – se méfiaient comme de la peste du « féminisme bourgeois » et de ses impasses. Ma référence, c’était, comme souvent alors, l’exemple espagnol de Mujeres libres (« Femmes libres ») et de la lutte que cette organisation féminine libertaire avait dû mener contre le machisme militant anarchiste sans rien renier des principes classistes qu’il affichait. « Mais étaient-elles si libres que cela, ces mujeres, que leurs pères, frères, maris et compagnons tinrent résolument à distance des organismes de décision du Mouvement libertaire, ça reste à voir… » Elle n’avait pas tort, la tranchante Claire.
C’est plus tard encore qu’installée à Paris avec son compagnon Arthur Marchadier, nous fûmes quelques-uns, dont l’ami Marc Tomsin [2], à la pousser à faire une formation de correctrice et à l’accompagner dans ses démarches. À vrai dire, la tâche ne fut pas facile tant notre copine était résolument revêche au savoir codifié. Pour elle, le Syndicat des correcteurs devait être une sorte de confrérie élective où la valeur militante et solidaire de ses membres devait compter davantage que la maîtrise stricte et savante des accords du participe. Là encore, elle n’avait pas tort, même si l’époque de Rirette Maîtrejean était définitivement close.
Solidaire, Claire l’était en toutes circonstances quand, dans la vie des amis, les ennuis ou le malheur venaient frapper à la porte. Elle était là, disponible, consolante, écouteuse. De sa propre expérience, elle avait sans doute appris cela : l’importance qu’on accorde à une présence quand on a le cœur à marée basse. On ne tient pas seul dans la débine. Il faut que des mains se tendent, que des sourires se partagent, que des silences se conjuguent dans la connivence des regards. En un temps de ce genre, elle m’a aidé, à sa manière, à trouver des mots pour dire une perte. Ce n’est pas si fréquent une telle disponibilité d’âme pour recueillir la plainte d’un ami. Cela, la mémoire le retient. On n’oublie pas celles et ceux qui ont été là. Au premier rang, et avec le ton juste.
Sérieuse dans ses engagements, elle l’était, Claire. J’ai souvenir d’une aventure éditoriale que nous avons partagée à trois tout un été : elle en tant que maître d’œuvre des Éditions Égrégores, qu’elle avait fondées, Lou Marin en tant que concepteur et auteur, moi-même en tant que rédacteur et relecteur d’un manuscrit auquel je tenais. C’était Camus et les libertaires [3], paru en 2008, un livre qui, malgré le silence relatif de la critique, marqua un jalon dans les études camusiennes. Je me souviens d’appels téléphoniques où elle m’exposait ses craintes de ne pouvoir tenir le pari qu’elle s’était fixé. J’avais, je crois, une certaine réputation dans le travail d’édition, ce qui avait l’avantage de l’apaiser. « Des défis, tu en a connus d’autres, ma Claire et des moins plan-plan. Alors, rame, mais en silence ! » Invariablement, la conversation se terminait sur un éclat de rire. Colossal et libérateur. La Claire était regonflée pour au moins trois jours.
De même, les contributions qu’elle envoya pour À contretemps ne suscitaient aucun reproche de sa part quand je lui adressais des propositions de modification ou de réécriture. Je savais qu’elle pouvait avoir la langue bien pendue, et même la dent dure, mais pas avec moi. Question de confiance, là encore. Elle pouvait grommeler contre certaines finesses typographiques ou contester des reformulations, mais sans jamais abuser d’une quelconque vanité d’auteure. Au contraire. « C’est toi le boss », disait-elle. On la disait revêche ; moi, je la trouvais câline.
Une fois, cela dit, une fois seulement, un autre type de collaboration entre nous s’imposa. Contre un adversaire, et offensive. Claire avait, en effet, fait l’objet d’un rapt littéraire par un auteur du Mercure de France, le plumitif Yves Bichet, qui, sans avoir sollicité d’aucune manière l’intéressée, s’inspira de ses aventures dérivantes de l’après-Mai 68 lyonnais pour en faire un des personnages centraux – cité sous son nom – d’un roman, Les Enfants du tumulte, plutôt piteux, mais vanté par une certaine « critique » littéraire sensible au spectaculaire et aux émotions fortes. Sollicité par Claire, À contretemps lui ouvrit ses colonnes pour répondre au « sieur Bichet », son « prédateur littéraire ». Avec succès, semble-t-il, car le libelle qu’elle rédigea [4], fut abondamment reproduit et distribué à de nombreuses séances de présentation du bouquin. Pour le coup, tumulte il y eut donc, et Claire en fut ravie. « Les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas », disait déjà Guy Debord.
La dernière fois que j’ai rencontré Claire, le 27 juin, au bistrot du coin de sa rue, elle et moi savions que les carottes étaient cuites. Le diagnostic était sans appel, l’état de sa maladie trop avancé. Sa hantise, c’était que le calvaire dure. « Je veux que ça aille vite », disait-elle. Je lui avais amené, à sa demande, des classiques de la « Série noire ». « Il n’y a que ça que je puisse lire, le reste me tombe des yeux. C’est con, mais ça dévore tout, cette saloperie, même le plaisir de se perdre dans un livre. » Un moment, la conversation porta sur la situation politique en France. Nous étions entre les élections européennes et les législatives. « Qui aurait cru qu’un jour, ce pays puisse aspirer à se donner au fascisme ? », me dit-elle. Une partie, ai-je corrigé. « Si tu veux », a-t-elle lâché, avec cette moue dubitative que je lui connaissais si bien. Et puis parce qu’il fallait bien parler d’autre chose que de son drame intime, nous avons évoqué des souvenirs de l’ancien temps où il fut question de copines et de copains désormais disparus. « Nous nous sommes tant aimés, a-t-elle dit, que nous nous aimons encore. Par-delà la mort. » J’ai fait silence, puis j’ai répondu : « Louis Guilloux écrivit quelque part que, pour ce qui avait compté, il n’y avait pas prescription. » Claire acquiesça, son visage marqué s’épanouissant d’un grand sourire. Et elle ajouta : « Il a aussi dit : “Je mourrai vivant”, ce en quoi il avait raison, même si ce n’est pas une mince affaire. » Puis il y eut un silence, un long échange de regards. « Je vais rentrer, dit-elle, je suis vannée. » Je l’ai raccompagnée jusqu’à chez elle. Elle savait que je devais quitter Paris pour quelque temps et que sans doute on ne se reverrait pas. Moi aussi.
Oui, Claire l’enragée, la rebelle, la fragile était une femme libre. Sa vie l’a prouvé.
Elle me manquera.
Freddy GOMEZ
Claire Auzias dans À contretemps
Recensions d’ouvrage
■ « Paris-la-Belle, Paris rebelle » (Arlette Grumo), une recension d’Un Paris révolutionnaire : émeutes, subversions, colères, ouvrage coordonné par Claire Auzias et imagé par Golo, L’Esprit frappeur-Dagorno, 2001.
■ « Itinéraires d’un peuple sans État » (Monica Gruszka), une recension des Funambules de l’histoire : les Tsiganes entre histoire et modernité, Quimperlé, 2002.
■ « Paroles de femmes tsiganes » (Monica Gruszka), une recension de Chœur de femmes tsiganes, photographies d’Éric Roset, Marseille, Égrégores Éditions, 2009.
■ « La commune des affranchis » (Freddy Gomez), une recension de Trimards : « pègre » et mauvais garçons de Mai 68, Atelier de création libertaire de Lyon, 2017.
■ « Des étoiles et des larmes » (Freddy Gomez), une recension d’Un fait d’été, The Book Edition, 2020.
■ « Tsiganes du Grand Voyage » (Freddy Gomez), une recension de Samudaripen : le génocide des Tsiganes, édition revue et augmentée ; préface d’Olivier Mannoni ; postface de Jacques Debot ; L’Esprit frappeur, 2022.
Collaborations
■ « Traven : de l’anonymat comme passion à l’écriture comme combat », 2006, texte repris de la revue Chimères (1997).
■ « D’un anarchisme espagnol au féminin », 2017.
■ « Au sieur Yves Bichet : lettre ouverte à mon prédateur littéraire », 2018.
■ « Anarchisme, philosophie et confusion », recension d’Au voleur !, de Catherine Malabou, 2023.
■ « Le mouvement communaliste (1870-1871) : un parcours bibliographique », 2023.
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25/08/2024