Figure(s) de l’œil au cinéma (Lille)
L’analogie ou l’opposition entre l’œil humain et l’objectif de la caméra, nourrissent un imaginaire fécond au sein des fictions cinématographiques. Les différences, pourtant ontologiques, n’ont pas empêché le dialogue que le cinéma entretient avec l’organe visé par ses productions. Les avant-gardes[1] s’en étaient déjà amusé, que ce soit avec l’idée du kinoglaz de Vertov, ou bien avec Epstein qui mettait en fiction le devenir d’un œil pour parler du cinématographe : « Tous ses mouvements, cachés ou apparents, l’appareil les accomplit, en effet, pour le compte de l’œil humain. Celui-ci en devient, tantôt comme un œil fixe à facettes, comme un multiple d’yeux, dont chacun possède une perspective particulière ; tantôt comme un œil mobile d’escargot, un œil monté sur une tige extensible et rétractile ».[2] Si bien que, à l’instar de Rodin qui parfois ne sculptait que des mains, le cinéma met en scène cet œil qui lui permet d’être regardé.
Cette journée d’étude vise précisément à montrer la richesse théorique de la mise en scène de l’œil, en tant que « métaphore autoréférentielle par excellence »[3] que propose la fiction cinématographique. Au-delà du motif, ou de la liste exhaustive de ses apparitions au gré des films, les exemples précis choisis par les intervenant.es viseront à envisager l’œil comme un imaginaire théorique possible, un point d’accès pour penser les images et la théorie du cinéma. L’ouverture de Under the skin (J. Glazer, 2013) opère cette trajectoire entre la naissance de la lumière/de l’image et l’élaboration d’un œil qui d’abord est constitué de pièces circulaires s’imbriquant les unes aux autres, reprenant l’idée des plans de coupe que l’on trouve dans les modes d’emplois industriels, pour aboutir à un œil bien réel. C’est à la fois lié à l’économie narrative du film (la constitution d’un robot aux traits humains, né d’un noir profond) mais c’est aussi la constitution étape par étape du trajet de l’image cinématographique, née de l’impression de la lumière pour, lors de la projection, atteindre la rétine du spectateur. Si bien que, plus généralement l’œil est à la fois un objet plastique (la forme circulaire, le noir, le reflet…) et un objet réflexif (autoréférentiel).
Le peu d’études approfondies sur la question est en décalage avec l’attrait manifeste du cinéma pour cet élément récurrent. Ces études sont souvent sporadiques ou contenues à un film ou à une filmographie. On peut noter par exemple l’étude du lien entre l’œil et la surimpression faite par Marc Vernet à partir d’une séquence de The Spiral Staircase (R. Siodmak, 1946)[4], ou encore le motif de l’œil dans la filmographie de Stanley Kubrick par Pierre Beylot[5], … Pourtant, le cinéma en regorge : on peut en trouver au creux d’une rose (Peau d’âne – J. Demy, 1970), dans une part de gâteau (Jusqu’en enfer – S.Raimi, 2009, ), des yeux de hibou (J’accuse – A. Gance, 1919), des diamantés (L’île au trésor – R. Ruiz, 1986), des maltraités (Un chien andalou – L. Bunuel, 1929), et même des kaléidoscopiques (Toutes les couleurs du vice – S. Martino, 1972).
L’œil comme objet métonymique :
L’idée la plus féconde à propos de la présence de l’œil au sein des fictions cinématographiques, est le lien directement établi entre le traitement qui lui est réservé et le spectateur du film, transformant ainsi l’œil en objet métonymique. C’est pourquoi le cinéma d’horreur, comme le rappelle Paul Hutchings, s’en est même emparé comme motif particulier, faisant de l’énucléation par exemple la formalisation de ce que subit le spectateur : « À bien des égards, l’œil est le principal organe humain du cinéma d’horreur. Les réalisateurs utilisent fréquemment des gros plans des yeux des victimes, grands ouverts et sans défense, et ceux des monstres, rétrécis et agressifs, pour accentuer les sensations sadomasochistes du genre ».[6] Tout comme la victime, ce dernier doit en priorité protéger ses yeux de la violence qui l’assaille. L’œil devient un relais, l’accomplissement du geste fantasmé du cinéaste de produire des images insoutenables, au point de créer un trop plein, un œil débordant. On se souvient des aiguilles qui quadrillent l’œil dans Opéra (D. Argento, 1987), de l’œil projeté hors de son orbite dans Evil Dead 2 (S. Raimi, 1987), ou encore les yeux percés, délogés ou aspirés par une araignée dans L’Au-delà (L. Fulci, 1981). Au-delà du cinéma d’horreur, l’œil comme relais spectatoriel se retrouve souvent lié aux voyeurs. Que ce soit dans les placards ( The Spiral Staircase, Profondo Rosso) ou même en ouverture de Peeping Tom (Michael Powell, 1960), l’œil caractérise la position de voyeur qu’occupe le spectateur, au cours du film.
L’œil et la machine :
L’œil dans les fictions cinématographiques peut nourrir et prolonger ce fantasme théorique qui l’assimile à l’objectif, ou en tout cas, le lie de près ou de loin à la machine, à l’instar de Bergson au début du siècle : « La machine qu’est l’œil est donc composée d’une infinité de machines, toutes d’une complexité extrême. » [7] L’œil lié à la machine dans le discours théorique se retrouve d’Epstein – pour qui la caméra est un « œil artificiel »[8] – à Raymond Bellour qui caractérisait l’objectif de « faux œil »[9]. Ce lien entre œil organique et mécanique ne tient effectivement pas scientifiquement, et c’est même cette distinction qui caractérise le cinéma en tant qu’art plutôt que simple enregistrement automatique du réel.[10] Pourtant l’assimilation entre l’œil et la machine trouve un accomplissement dans la fiction. Au-delà de l’image bien connu de l’œil entouré d’un objectif de caméra dans L’Homme à la caméra (D. Vertov, 1929), c’est le cas de Sadako dans Ringu notamment (H. Nakata, 1998) qui, avec son œil unique, fige ses victimes de la même manière qu’un appareil photographique (flash, arrêt sur image). C’est le cas aussi dans The Abyss (James Cameron, 1989), avec ce tentacule d’eau qui entre dans le sous-marin, reprenant à la fois la vision brute qu’a l’œil vu comme simple sphère remplie de liquide, et à la fois le point de vue d’une caméra mobile, d’espionnage qui s’infiltre dans le bâtiment pour une simple prise d’informations. C’est enfin, plus généralement, les robots, les droïdes, dont les yeux peuvent se transformer en caméra infrarouge ou thermique. Et ceci jusqu’à devenir surface d’impression lui-même avec l’étude quasi-scientifique du fond de l’œil, réactivant le fantasme de l’optogramme (Quatre mouches de velours gris – D. Argento, 1971).
L’œil comme objet plastique :
De fait, l’œil est aussi une figure géométrique : le cercle, ou plus précisément, un agencement de cercles. Ainsi, dans Peeping Tom, l’œil ouvre le film pour annoncer la nature même du personnage (un voyeur), mais il pose aussi le cercle comme déterminant dans l’économie figurative structurant le récit. Le film développe ainsi une tension entre le cercle et le carré, puisque Mark Lewis est en réalité un voyeur cadreur. L’œil est ici à la fois attribut métonymique mais aussi forme en elle-même qui permet de composer les images cinématographiques.
L’œil entendu comme forme plastique devient alors malléable, il peut s’étirer, se tordre, ou se déformer. C’est le cas notamment dans le cinéma d’animation, et en particulier le cartoon, dont le loup de Tex Avery fait figure de proue, les yeux exorbités qui s’étirent à en se détacher les pupilles et que l’on retrouvera dans The Mask plus tard. Mais c’est aussi le générique d’ouverture de L’Opération diabolique (J. Frankenheimer, 1966) composé entièrement d’yeux anamorphosés, s’étirant dans tout l’espace du cadre, et annonçant ainsi les perspectives approximatives dans certains décors du film. L’œil est alors un objet malléable, plastique qui, par contamination peut disparaître pour laisser place à des avatars, des dérivés, pour ne devenir alors que métaphorique.
L’œil, objet métaphorique :
Nous suivons ici le commentaire de Barthes à propos de L’Histoire de l’œil (Georges Bataille, 1928) qui rapprochait l’œil d’autres objets/organes devenant des substituts à cause de leurs formes similaires (testicules, œuf…) : « […] un terme, l’Œil, y est varié à travers un certain nombre d’objets substitutifs, qui sont avec lui dans le rapport strict d’objets affinitaires (puisqu’ils sont tous globuleux) et cependant dissemblables […] ; cette double propriété est la condition nécessaire et suffisante de tout paradigme : les substituts de l’Œil sont effectivement déclinés, dans tous les sens du terme […]. L’Œil semble donc la matrice d’un parcours d’objets qui sont comme les différentes « stations » de la métaphore oculaire »[11].
Au cinéma aussi, il existe des variations de l’œil, qui se font par analogie de formes ou de fonctions. C’est le cas notamment des miroirs convexes (aussi appelés « œil de sorcières »), qui parfois surveillent (The Servant – J. Losey, 1963) ou qui parfois se substituent au regard d’un personnage (Othello, O. Welles, 1951). Ces déclinaisons peuvent aussi se retrouver dans les techniques cinématographiques, comme l’ouverture à l’iris et ses variations dans la fiction. Le cinéma déploie alors toute une gamme de formes et d’objets assimilés à la figure de l’œil pour en retravailler le motif, ou pour en extérioriser les fonctions. Ils deviennent alors des métaphores, et des variations et permettent d’étendre la réflexion sur l’imaginaire attribué à cet organe, mais aussi de voir comment se tisse un réseau de forme tout au long du film.
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Les orientations proposées ici ne sont pas exhaustives et les propositions peuvent prendre en compte d’autres aspects de la question. Elles pourront être à la fois d’ordre esthétique, ou théorique. Elles ne dépasseront pas une page et seront accompagnées d’une courte bio-bibliographie (10 lignes maximum).
Les propositions d’interventions devront être envoyées au plus tard le 8 janvier 2024 à l’adresse suivante : je.oeilaucinema@gmail.com.
Organisation : Hugo Duquennoy et Jessie Martin (Université de Lille)
Comité scientifique : Guillaume Colpaert, Hugo Duquennoy, Jessie Martin, Sonny Walbrou (Université de Lille).
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La journée d’études se tiendra le 7 mars 2024 à la Maison de la recherche sur le Campus de l’Université de Lille SHS (Villeneuve d’Ascq).
[1] On retrouve aussi cet intérêt pour l’œil comme élément plastique à la même époque chez les surréalistes, et notamment chez Max Ernst, ou Styrsky dans les années 1930 ou encore avec Bataille et son Histoire de l’œil (1928). Organe d’autant plus important qu’il s’inscrit dans deux voies différentes du surréalisme, celui de Breton et celui des Documents Batalliens (voir à ce sujet ROBITAILLE-BRASSARD Jérémi, « Surréalisme chez Georges Bataille », Postures, n°23, 2016).
[2] EPSTEIN Jean, L’intelligence d’une machine, 1950.
[3] MONEGAL Antonio, « L’œil », in BALLÖ Jordi et BERGALA Alain (dir.), Les motifs au cinéma, PUR, 2019, p. 238.
[4] VERNET Marc, Figures de l’absence. De l’invisible au cinéma, Cahiers du cinéma, 1998, p. 83.
[5] BEYLOT Pierre, « Dans le labyrinthe du film-cerveau : du concept à l’espace mental », in Essais, Hors-série 4, 2018, pp. 127 – 140.
[6] HUTCHINGS Paul, Historical Dictionary of Horror Cinema, Lanham, Scarecrow Press, 2008, p. 112.
[7] BERGSON Henri, L’Evolution créatrice, PUF, [1907] 2013, p.96.
[8] « Celle-ci [la caméra], douée dès lors d’une fonction magique intérieure deviendrait ainsi non seulement un œil artificiel, supplémentant le pouvoir de séparation limité de notre vision naturelle, mais encore un œil associé à une imagination-robot et comme pourvu d’une subjectivité automatique » (EPSTEIN Jean, Écrits sur le cinéma, Tome 2, Seghers, p.31)
[9] « Si le flou, le bougé témoignent ainsi à la fois d’une part de primitivité et de ce qu’il y a peut-être dans la photo de plus artificiel, c’est que l’œil, à l’état courant, ni ne voit vraiment flou ni ne garde surtout inscrit en lui la trace matérialisée d’un mouvement. Alors que l’objectif, ce faux œil, le peut, et ne peut même que cela, selon les conditions dans lesquelles on choisit de l’utiliser […] C’est l’œil en tant que corps, l’œil faisant corps avec son paysage, l’œil-corps avec son paysage, l’œil-corps […] L’œil de l’esprit coulé dans sa matière » (BELLOUR Raymond, L’entre-images, Mimésis, 1990, p.86)
[10] On retrouve nombre de traités qui le démontrent déjà au début du XXème siècle, et notamment DONNADIEU A.-L., L’œil et l’objectif. Étude comparée de la vision naturelle et de la vision artificielle, Charles Mendel Éditeur, 1902.
[11] BARTHES Roland, « La métaphore de l’œil », in Essais critiques, Seuil, 1964, p. 247.
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21/12/2023