La Porte ouverte à tout vent
Un cas extraordinaire d’aspiration rectale et d’anus musical, par Marcel BEAUDOIN. (Semaine médicale, 20 avril 1892)
M. Marcel Beaudoin a examiné un homme qui s’exhibe actuellement au Moulin-Rouge et se livre à des exercices dont l’auteur nous donne une intéressante et minutieuse description :
« P…. se livre à deux sortes d’exercices bien distincts en apparence, en réalité identiques, le substratum seul différant :
1° Les premiers, qu’il exécute seuls en public, parce qu’ils n’exigent pas une mise en scène aussi naturaliste que les autres (on le comprend facilement), sont exclusivement la conséquence de l’aspiration par l’anus dans le gros intestin, et peut-être même l’intestin grêle, d’une quantité assez considérable d’air, et de l’expulsion de cet air, emmagasiné dans la dernière portion du tube digestif, dans des conditions données : d’où il résulte, au moment de cette sortie, la production de bruits caractéristiques de tonalité et d’intensité variant avec les circonstances. C’est par cela qu’à l’exemple du professeur Verneuil, on peut considérer ce phénomène comme assez analogue au fait qu’il a décoré jadis du nom d’anus musical, expression assurément triviale,mais rendant très bien compte de ce qui a lieu à l’instant de l’expulsion à volonté des gaz enfermés volontairement dans l’intestin.
2° Les autres exercices ne sont que des expériences de laboratoire, d’amphithéâtre, d’hôpital, si l’on peut ainsi parler. On ne peut les reproduire dans un lieu public, alors même qu’il s’agit d’exhibition dans une salle spéciale, on le conçoit sans peine. Ils sont, cependant, des plus curieux, et donnent dans une certaine mesure, la clef des bruits précédents, que le grand public entend facilement, et pour cause, mais dont il ne peut, sans explication préalable, comprendre la production et surtout la portée scientifique.
Voici, aussi brièvement que possible, l’exposé de ces deux ordres de faits :
1° Après le boniment d’usage, P…, restant debout, se penche assez fortement en avant, incurve le tronc de façon à ce que son thorax soit presque horizontal, c’est-à-dire perpendiculaire à ses membres inférieurs.
a) Alors, de chaque côté, il embrasse à pleines mains la partie supérieure du genou correspondant et donne ainsi un solide point d’appui à ses membres supérieurs. La tête a la direction du thorax, mais est un peu inclinée vers le sol. On voit alors que notre homme se livre à une très courte inspiration et raidit les bras ; il fait quelques mouvements imperceptibles pour tout spectateur non prévenu, et sa figure se congestionne fortement, de même que son cou. Il y a des signes manifestes d’un effort réel et assez intense, très faciles à apprécier, si le sujet est déshabillé et n’est pas en séance publique. Parfois, à ce moment, on entend un bruit sourd, très peu intense : c’est l’air qui rentre par le rectum et, en passant au niveau du sphincter, le fait vibrer, comme vibrent nos lèvres quand nous aspirons violemment la bouche à moitié fermée. Ce léger bruit, correspondant à l’aspiration, passe souvent inaperçu quand on n’y prête pas grande attention. Au bout de quelques instants, et de quelques efforts musculaires difficiles à analyser, le tube digestif est rempli de tout l’air qu’il peut recevoir dans ces conditions. Le sujet se relève avec douceur, presque verticalement. Le réservoir est chargé et peut rester tel pendant un certain temps, mais pas très longtemps. Il se vide peu à peu, de lui-même, ordinairement sans éclat, si P… ne chasse pas l’air volontairement et tient à passer inaperçu.
Quand cette expérience est faite le corps nu, on constate bien mieux ce qui se passe. Au niveau de l’anus, immédiatement après que la position décrite ci-dessus a été prise, on voit remonter l’orifice anal ; puis il s’élargit très légèrement, atteint presque les dimensions d’une pièce d’un franc et s’élève vers le bassin de 1 ou 2 centimètres. On se rend très bien compte que l’air pénètre en ce moment de dehors en dedans. Par un mécanisme sur lequel nous allons revenir, il y a là une réelle aspiration, à la fois volontaire et passive, qui est comparable, dans une certaine mesure, à l’action de humer et qui, d’ailleurs, ne peut dépasser une limite donnée. L’intestin rempli, l’anus redescend et se referme peu à peu. Si l’on examine à ce moment l’abdomen, on constate qu’il n’est que très légèrement ballonné et à peine un peu plus sonore qu’à l’état normal. Le tympanisme artificiel et voulu est loin d’atteindre, toute proportion gardée, le tympanisme pathologique de l’étranglement interne ou de la péritonite.
b) La partie amusante de cette expérience est constituée par la seconde partie du phénomène : la chasse de l’air accumulé dans l’intestin servant de réservoir, de soufflet. En expulsant cet air au-dehors, soit debout, soit penché, soit fortement courbé, et cela de mille manières différentes qui dépendent de l’état de relâchement ou de contraction du sphincter anal d’une part, et des muscles qui commandent les variations de capacité de la cavité abdominale d’autre part, qui changent avec l’adjonction ou non de manœuvres accessoires sur lesquelles nous ne pouvons insister, mais dont le rôle est facile à comprendre, P… arrive à obtenir des effets aussi hilarants que surprenants et imprévus. Quand les gaz sortent avec assez de force et avec un certain degré de tension du sphincter, il se produit des bruits d’intensité, de timbre, de hauteur variées ; parfois, ce sont soit de véritables sons musicaux, puisqu’il est presque possible d’obtenir des notes données, soit un accord parfait, soit même, fait plus extraordinaire encore, des airs réellement reconnaissables. P… imite toutes sortes de bruits : le son du violon, le chant d’une basse, le timbre du trombone, etc. Il peut fournir un bruit assez intense 10 à 12 fois de suite, et la quantité d’air aspiré est assez considérable pour que l’expulsion, quand elle a lieu avec production de bruits et la plus grande lenteur possible, dure 10 à 15 secondes. Déshabillé, le sujet peut éteindre une bougie à 0. 25 ou 0. 30 centimètres à l’aide du gaz violemment expulsé par l’anus. Comme il s’agit là d’air qui ne séjourne que quelques instants dans l’intestin, les gaz expulsés ne dégagent pas l’odeur comparable à celle des gaz d’origine intestinale.
En somme, dans les expériences de ce genre, l’intestin joue le rôle du poumon, de réservoir gazeux, et le sphincter anal celui des cordes vocales, de l’isthme du gosier et de l’orifice buccal ; par suite, les muscles inspirateurs par rapport aux poumons sont expirateurs par rapport à l’intestin.
P… peut répéter souvent l’exercice de l’aspiration de l’air ; cela ne le fatigue presque pas, mais il n’en est pas ainsi pour ceux que nous allons maintenant décrire. D’ailleurs, cet homme nous a raconté qu’il y a quelque temps, à la suite de séances par trop répétées, il a eu une fois « le blanc des yeux qui est devenu rouge, » mais cela n’a duré que quelques jours (ecchymose sous-conjonctivale).
2° L’autre expérience, bien plus intéressante au point de vue physiologique, car elle est la démonstration la plus nette qu’il soit possible de souhaiter de la réalité de l’aspiration de l’air par l’anus, est la suivante :
a) P…, complètement nu, se place dans une baignoire où plonge le siège dans un grand réservoir plein d’eau, placé sur le sol. Dans ce dernier cas, il s’accroupit au-dessus du vase, et saisit, toujours comme précédemment, ses genoux à pleines mains. Il immobilise ainsi solidement ses membres supérieurs. Les mêmes phénomènes se produisent : effort net d’un cachet particulier et sorte d’aspiration par suite de la dilatation de la cavité abdominale. L’eau pénètre dans le gros intestin par l’anus, à petites doses, à la suite d’une série d’efforts accumulés. On voit l’eau diminuer dans le vase. Si, par hasard, l’anus n’est pas complètement immergé au moment où P… aspire, de l’air rentre avec de l’eau et il se produit un glou-glou caractéristique, qui est comparable au bruit que nous faisons quand nous humons un liquide trop chaud, et qui cesse quand l’immersion est complète.
Quand le sujet a rempli au maximum son gros intestin, il se relève et peut conserver l’eau aspirée un certain temps, à la vérité assez court ; il est pris assez rapidement du besoin d’aller à la garde-robe. Si l’on percute l’abdomen à cet instant, on trouve que la sonorité est notablement diminuée dans la partie inférieure du ventre. P… prétend que, s’il se place dans une baignoire, il peut emmagasiner plusieurs litres d’eau. En réalité, il n’a pu en faire pénétrer dans l’intestin, en notre présence, que trois quarts de litre environ, bien rarement davantage, un litre au plus ; il est vrai que nous n’avons pas tenté l’expérience de la baignoire.
b) Un fait curieux qui montre bien la puissance d’expulsion de son intestin, grâce à la contraction des muscles abdominaux, c’est la violence avec laquelle il peut projeter l’eau qu’il a mise en réserve. Quand il use de toute sa force et se penche en avant, il peut lancer, en une seule fois, à 4 m. 50, et même 5 m., la plus grande partie de l’eau emmagasinée. Mais, en général, il ne lui est pas possible de l’expulser en totalité d’un seul coup. Il en reste une certaine quantité. P… chasse ce résidu par une série de petits efforts successifs ; en tout cas, il s’aperçoit très bien quand son gros intestin n’est pas complètement débarrassé ; il est vrai que ce dernier est, chez lui, presque constamment vide. Quand il se livre à des expériences d’aspiration d’eau, le liquide qu’il rejette est parfois souillé par quelque parcelles de matières fécales ; mais elles sont toujours en très petites quantités et impossibles à apercevoir quand on ne les recherche pas avec soin. Dans ces cas-là seulement, l’eau projetée au-dehors sent mauvais.
Ces alternatives d’aspiration et d’expulsion à volonté d’un liquide quelconque nous semblent comparables par certains points avec le phénomène connu sous le nom de mérycisme ou de rumination chez l’homme, qu’on a observé déjà plusieurs fois ; mais nous ne pouvons insister outre mesure sur tous les rapprochements possibles. »
M. Marcel Beaudoin semble croire très rare le cas de son sujet. À Lyon, existe un aveugle se livrant absolument aux mêmes exercices. En 1877, pendant mon internat, il était à l’Antiquaille, dans mon service, et faisait la joie de ses camarades d’hôpital. Au bain, un cercle se formait autour de sa baignoire. À un moment donné, il se retournait et lançait une gerbe liquide à plus de trois mètres de hauteur. Un de ses exercices les plus appréciés consistait à imiter, par l’expulsion rythmée de gaz, les diverses batteries du tambour. Je le trouve de temps à autre dans les rues et les fêtes foraines. Moins heureux que son concurrent parisien, il n’a pas pu devenir un « numéro » de concert haut coté ; il donne, pour 10 à 15 centimes, des représentations sous la toile des entresols.
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(in La Province médicale, septième année, n° 18, samedi 30 avril 1892.)
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25/09/2020