Revue Missile
Revue Missile n° 8, « Double »
Argumentaire
D’un point de vue thématique, les arts narratifs (cinéma, littérature) ont décliné le thème du double à travers de nombreuses fictions qui, de Poe à Lynch, en passant par Dostoïevski ou Wilde, interrogent notamment le caractère dual de l’humain·e. Ces nombreuses variations sur ce thème dans la fiction installent le double comme un adversaire, un ennemi ou un rival plus ou moins intérieur. Pourtant, le double masque qui allégorise les possibilités tragiques et comiques du théâtre ne vient-il pas, dans le même temps, signaler un rapport de complémentarité ?
En art, cette figure peut être d’abord comprise comme la projection de l’auteur·ice une forme d’alter ego possiblement polymorphe, comme l’établissement ou l’ostentation d’une forme, quelconque mais possible, d’identification de l’auteur·ice au sujet même de son œuvre. Cette figure du double peut être aussi vue comme la représentation, l’incarnation ambivalente d’une œuvre qui se nourrit de ses créateur·ice·s même, ou menace de les supplanter. Dès lors, le double est à la fois figure de substitution, ou une forme subtile de distanciation de soi à soi, voire la représentation discrète d’un écartèlement. Entre séparation et autonomie, fascination provoquée par la duplication, réitération, (re)production du même, et étonnement de l’altérité découverte, le double manifesterait l’éclatement, l’extase, l’emphase ou la démultiplication du sujet : tout à la fois son affirmation douteuse et son altération certaine.
Mais le double peut aussi faire système et devenir le motif, le principe, la dynamique même de la création et s’avérer être une forme de matrice ambigüe, en perturbant, voire en niant la possibilité d’une seule et unique origine au geste créateur. Ainsi, de reflet du·de la créateur·ice, ou de la création même, à moteur de la réflexion, voire principe de création, le double pourrait s’interpréter et s’incarner de multiples façons, dans ses diverses manières d’établir un jeu et de semer le trouble sur les notions d’unique et d’unicité, de sujet, d’invention, d’origine et de primauté.
Ces tropes, embrassés par les arts plastiques autant que narratifs, trouvent un prolongement ontologique dans la poétique de Baudelaire ou de Rimbaud : le « double postulat » baudelairien comme l’altérité intérieure rimbaldienne (« Je est un autre ») posent la dualité existentielle comme condition même de l’acte poétique. Cette richesse thématique s’augmente d’une fertilité formelle et métalittéraire : la répétition, la rime, l’anaphore, la citation, etc. ne se donnent-elles pas à penser comme des phénomènes de dédoublements lisibles dans la forme même du texte ? Sur le plan macropoétique, des réflexions peuvent également être menées, notamment du point de vue de la dialectique vie/œuvre, écrivain/écriture, éthos/fiction. La nature des relations qu’entretiennent Céline ou Proust avec respectivement Bardamu ou le Narrateur, par exemple, nous encouragent à interroger la notion de « double littéraire » et ses limites. Cette intrusion du réel dans la représentation peut prendre des formes autoréférencielles : en littérature comme en art, la mise en abyme (métapiction, métafiction), l’inscription de l’œuvre dans l’œuvre, peuvent se comprendre comme des effets de dédoublement. En amont de la conception de l’œuvre, un regard génétique sur les productions artistiques révèle parfois des collaborations (entre illustrateur·ice·s et écrivain·e·s notamment) qui donnent à penser certains objets culturels (livre illustré, bande dessinée…) comme le résultat de coopérations à deux.
Les textes littéraires, les dialogues du cinéma, mais aussi plus largement la communication ordinaire peuvent être abordés d’un point de vue plus spécifiquement linguistique : la langue française, par exemple, nous permet-elle de percevoir et de concevoir le double ? En phonologie, la gémination correspond à un segment vocalique ou consonantique qui double. Ce doublement peut être perçu ou non selon les locuteur·ice·s en fonction des langues dont ils et elles ont acquis le système phonologique. La grammaire nous permet à travers des unités lexicales ou des affixes d’envisager et de concevoir la possibilité d’un pluriel, et nous permet d’ajouter du sens. Parmi ses différents emplois, la réduplication morphologique double dans le but d’exprimer l’emphase, d’imiter (à travers certaines onomatopées comme coin-coin ou tchou-tchou), d’ajouter de l’information aspectuelle ou modale. Toutes les langues ne véhiculent pas les mêmes concepts à travers le double bien qu’il reste utilisé principalement pour matérialiser la répétition, la réitération. Le double, du latin duplus signifiant « deux fois aussi grand », est un mot hautement polysémique en français. Il peut être à la fois un adjectif, un adverbe, un substantif masculin ou un verbe conjugué. Le double fait référence à une action, à un nom mais aussi une qualité, lui conférant un large éventail d’acceptions donnant lieu à une infinité de possibilités d’utilisations.
En dépit de son éventuelle performativité, le langage permet de penser un ancrage du double dans le domaine de la virtualité que l’on peut étendre à notre environnement contemporain. Immergé et interagissant dans les différents mondes numériques, l’individu accepte de se dédoubler au profit des nouveaux potentiels d’action et de représentation de son avatar. De l’avatar qui projette une image de nous à distance (internet, jeux vidéo) à l’avatar nous servant de corps (réalité virtuelle), le double répondant ici à la logique computationnelle et à une formule techno-sémiotique peut cerner les possibilités interactives et représentationnelles de l’individu. Dans une perspective davantage politico-sociale, le double numérique dissimule notre identité réelle. Celle-ci se dérobe au regard d’autrui au profit de l’anonymat ou de la construction médiatique (l’identité numérique), élargissant de fait le concept du double identitaire à celui du « double discours » sur soi-même, qui obscurcit et trompe celui ou celle qui s’y confronte par son caractère souvent contradictoire et à celui d’une « double vie » prise dans un contexte situationnel virtuel (Second Life, les super-héro·ïne·s) ou réel (l’espion·ne).
Les expressions artistiques, narratives ou non, les phénomènes de langue ou de société, sont également appréhendés depuis une position qui peut être elle-même duale. Un examen de certaines pratiques universitaires peut en effet être mené. Les champs disciplinaires que nous pratiquons pour parvenir à nos objets d’études hybrident parfois deux champs académiques préexistants, rencontre lisible dès leurs intitulés et dont ils exploitent les possibilités : de la sociocritique à l’épistémocritique en passant par la sociolinguistique, le jeu du dorica castra pourrait nous mener loin. Les dernières décennies ont vu se multiplier les approches bidisciplinaires, inaugurant de nouveaux rapports, intrinsèquement duals, avec nos objets de recherches.
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Informations pratiques
Ce prochain numéro intégrera les travaux de doctorant·.e·.s ou jeunes docteur·ice·s tant dans les domaines des Arts, Lettres, Linguistique et Langues que, plus généralement, dans ceux des Sciences Humaines et Sociales, toutes périodes d’étude confondues. Il est possible de proposer des contributions réalisées à plusieurs.
Les productions peuvent prendre des formes variées : propositions d’articles scientifiques (environ 600 mots, accompagnés d’une notice bio-bibliographique et d’une esquisse de plan) ou contributions graphiques (dessin, peinture, photographie, etc.).
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Calendrier
- Propositions d’articles et contributions graphiques sont attendues pour le 1er juin 2020
- Sélection des propositions d’articles par le comité scientifique, puis réponse du comité de lecture composé du comité scientifique et éditorial le 15 juin
- Envoi de la première version des articles avant le 3 août
- La publication de Missile n° 8 est prévue au début de l’année 2021
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À noter :
- Vous aurez la possibilité de joindre des documents sonores ou vidéo à votre proposition qui seront publiés sur le blog des Têtes Chercheuses
- Les contributions graphiques seront publiées en noir et blanc, la couleur étant réservée à la version numérique.
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Conditions de soumission des articles
– Être inscrit·.e en doctorat ou être jeune docteur·.e (ayant soutenu dans les 5 ans) ;
– Les auteur·ice·s retenu·e·s pour ce numéro devront adhérer à l’association doctorante des Têtes Chercheuses. Ils et elles se donnent ainsi la possibilité d’être informé·e·s et de participer à ses nombreuses activités. Les frais de cotisation annuelle s’élèvent à 10 euros.
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Les auteur·ice·s enverront leurs propositions avant le 1er juin 2020 au format .pdf et au format .doc(x) au comité éditorial à l’adresse électronique :
teteschercheuses.journal@gmail.com.
Le comité se tient à votre disposition pour toute question ou demandes d’informations complémentaires.
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4/05/2020