La traversée des genres
La traversée des genres :
quand les hommes parlent en femmes, quand les femmes parlent en hommes,
constructions et déconstructions des stéréotypes du genre dans la littérature.
Proposition de colloque de Violaine Géraud et Fabienne Boissiéras,
Lyon les 22 et 23 octobre 2020
Dans toutes les œuvres de fiction, des écrivains masculins s’expriment en tant que femmes, et réciproquement, des écrivains féminins parlent ou écrivent en tant qu’hommes. Chez certains auteurs et auteures, le style ne change pas avec le sexe, et varie plutôt en fonction des appartenances sociologiques et des configurations psychiques1. Cette neutralité est en soi intéressante. Elle pourrait témoigner d’une vision asexuée de l’expression qui, en tant que telle, pourrait être observée et mise en rapport avec une vision anthropologique. Mais il existe aussi des écrivains qui changent leur façon d’écrire, selon qu’ils font s’exprimer un homme, ou une femme, et en fonction, le plus souvent, des stéréotypes attachés au genre. Les femmes elles-mêmes peuvent rechercher et revendiquer un « écrire-femme2 » qui serait attaché à la littérature féminine voulue alors comme spécifique.
Au XVIIIe siècle, la mode des faux mémoires3 conduit les écrivains à écrire en femme. Marivaux, dans La Vie de Marianne, multiplie les digressions qui sont pour lui des marques constitutives d’un ethos spécifiquement féminin : « Mais je m’écarte toujours ; je vous en demande pardon, cela me réjouit ou me délasse ; et encore une fois, je vous entretiens4 ». Cette façon spontanément sinueuse de s’exprimer est ensuite caricaturée dans un récit enchâssé dans le conte japonais de Crébillon Tanzaï et Néadarné ; il s’agit du récit de la fée Moustache où Crébillon parodie Marivaux (chapitre XXIV). Le conteur invente aussi deux récepteurs opposés, une femme, Néadarné, éblouie par les belles réflexions qui entrecoupent la narration, et un homme, Tanzaï, furieux de cette perte de temps L’auditeur masculin voudrait que le conteur aille droit au but. Se dessine ainsi une façon virile de s’exprimer confrontée à une manière féminine qui aime la subtilité néo-précieuse et les détours5. Par cette réception imaginaire, Crébillon met au jour des modalités d’expressions qui diffèrent autant que les horizons d’attente sur lesquels ils sont censés anticiper. Toutefois, chez Marivaux plaisamment parodié par Crébillon, l’« écrire-femme » offre une chance à l’écrivain-homme d’explorer des espaces jusqu’alors insondables, ceux auxquels sa représentation du féminin lui donne accès, une part sans doute plus intime que sa masculinité lui a appris à enfouir et qu’il peut mettre à découvert. L’écriture fabriquée en tant que spécifiquement féminine révèlerait« cette philosophie de tempérament », selon l’expression de Marivaux lui-même, qui privilégie le vagabondage au sérieux et l’introspection ondulatoire à la stérilité des démonstrations rationnelles6. Plus subtilement, l’écriture genrée de Marivaux dessinerait un autre imaginaire de la langue en faisant du mot, unité pour le moins insécable, un foyer de significations clandestines qu’aucun dictionnaire « neutre » ni qu’aucune autorité masculine ne sauraient contenir.
Au XVIIIe siècle, la question de l’éducation des femmes devient cruciale7 si bien que les écrivains qui écrivent en femme laissent transparaître leur représentation du féminin. Toutefois, l’intégration des stéréotypes du genre à l’écriture fictionnelle est transséculaire. On pourrait chez un romancier comme Scarron, en avance sur son temps dans le Roman comique, observer comment se déconstruisent les stéréotypes du masculin et du féminin, notamment dans le récit enchâssé de Sophie l’Espagnole (Deuxième partie, chapitre XIV8), texte dans lequel Scarron montre qu’une femme élevée en homme prend toutes les caractéristiques traditionnellement attribuées à la virilité9. La déconstruction des stéréotypes attachés à chaque sexe n’est donc pas un phénomène nouveau. Elle peut concerner toutes les époques et tous les genres, autobiographiques et fictionnels, le théâtre comme le roman, les nouvelles ou les contes. Un écrivain comme Blaise Cendrars, par exemple, dans L’Homme foudroyé use davantage des points de suspension pour le discours féminin que pour le discours masculin10 dans ses dialogues ; et ce« tic féminin11 » révèle le manque de cohérence et les atermoiements qu’il imagine être propres aux femmes.Les exemples ne manquent pas d’écrivains qui cherchent à donner à l’expression de leur personnage masculin, féminin, homosexuel, transsexuel, soit ce qu’ils croient être caractéristique de leur sexualité/identité, soit au contraire, ce qu’ils pensent être en contradiction avec les conventions et les préjugés.
La réflexion pourra aussi porter sur les « femmes auteurs » et les préjugés dont elles ont été entravées12. Certaines ont fini par faire de la revendication de leur féminité une innovation esthétique, notamment en s’imposant à l’avant-garde littéraire pour y prôner la revalorisation du féminin. Lutter contre les stéréotypes du genre s’est clairement inscrit dans le contexte politique dominé par le mouvement féministe des années soixante-dix13.
Cette réflexion sur l’écriture transgenre englobera la philologie et le marquage orthographique et phonétique du féminin dans la langue, ce qui conduira à réfléchir à l’écriture inclusive qui lutte à divers moments de l’histoire contre la disparition orthographique du féminin et refuse que, sous prétexte de « neutralité », les femmes soient, dans leurs titres et fonctions, invisibilisées. Ou encore, bien des mots ont hésité au cours des siècles entre les genres : quel affaire ou quelle affaire ! 14
Il revient à Philippe Lejeune d’avoir alerté sur une possible distinction à faire entre les pages personnelles d’hommes ou de femmes sur le Web dans « Internet et Internette » en évaluant en particulier la fonction expressive du langage et la configuration même du support.15 Cette production exponentielle mériterait d’être regardée au prisme de la polarité masculin/féminin.
Ce séminaire clairement en lien avec la sociologie, la psychologie, la philosophie, la linguistique pourrait recevoir des chercheurs venus d’autres disciplines (le droit en particulier16), toust prêts à réfléchir avec les spécialistes de la littérature et de la langue française sur le genre en tant que représentation et construction culturelles, aujourd’hui mises en question par le féminisme et les mouvements LGBT, mais aussi persistantes, rémanentes ou résurgentes, voire menaçantes, dans les sociétés ou dans les contre-sociétés traditionnelles.
Equipe MARGE
EA-3712
Université Jean Moulin-Lyon 3
18, rue Chevreul
69007 LYON
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Les propositions de communications, d’une taille maximale de 3000 signes, doivent être envoyées avant le 10 juillet 2020
Contacts :
Frédérique Lozanorios
Gestionnaire de l’équipe MARGE et de l’IHRIM-Lyon 3
04.78.78.73.92
frederique.lozanorios@univ-lyon3.fr
Fabienne Boissiéras
MCF. HDR. Langue et Style.
fabienne.boissieras@univ-lyon3.fr
Violaine Géraud
Professeur Langue et Style
violaine.geraud@univ-lyon3.fr
1 C’est ainsi qu’Annie Ernaux dont l’écriture « politique » vise à saisir la déchirure de classes revendique aussi dans L’Événement (Gallimard, 2000) la singularité d’une expérience et donc d’une parole littéraire qui ne peut être que celle d’une femme.
2 Voir l’article de Béatrice Slama, « De la « littérature féminine » à « l’écrire-femme » Différence et institution », L’Institution littéraire II, revue Littérature, Paris, Larousse, 1981, p. 51-71.
3 Rappelons ce simple fait grammatical : le je confond les sexes là où les pronoms il/elle les distinguent en français.
4Le livre de poche, éd. de Jean- Marie Goulemont, Paris, 2007, p. 107. Le style efféminé de Marivaux a souvent fait l’objet de railleries chez les critiques contemporains.
5 « (…) il n’est pas indifférent que le dialogue qui court d’œuvre en œuvre oppose chez Crébillon des hommes qui refusent fioritures et circonlocutions, à des femmes plus « précieuses ». » Introduction à Tanzaï et Néadarné, Violaine Géraud, in Contes, édition critique sous la dir. de RégineJomand-Baudry, Paris, Champion, 2009, p. 130.
6 La question de la représentation des sensations par les hommes et les femmes n’a cessé d’être posée par les chercheurs. Béatrice Didier conclut à partir d’un corpus d’autobiographies féminines que « la femme du XIX ème siècle est moins libre de s’exprimer dans le domaine de la sensualité que celle du XVIIIème siècle ou du XXème siècle » , La Faute à Rousseau, APA, Juin 200, N° 24, Masculin/féminin, p.28.
7 Voir la pièce La Nouvelle colonie de Marivaux, jouée en 1729, et surtout De l’éducation des femmes de Choderlos de Laclos paru en 1783.
8 Folio classique, éd. de Jean Serroy, Paris, Gallimard, 1985, p. 262.
9 « Être le phallus » comme dans La femme à postiche, dans J-A Miller, « Des femmes et des semblants. Des semblants entre les sexes », La cause Freudienne, n°36, 1997, p.12.
10 Voir l’article de Karine Germoni, « Au crible des points de suspension : les dialogues de l’Homme foudroyé de Cendrars » : « De fait, les points de suspension sont souvent interprétés comme le signal d’un implicite (…) . C’est tout particulièrement vrai dans le traitement des répliques des personnages féminins », in Styles, genres, auteurs, 19, dir. Anouch Bourmayan et Géraldine Veysseyre, Sorbonne Université Presses, 2019, p. 227.
11Idem.
12 La petite sœur de Balzac, Essai sur la femme-auteur, Christine Planté, Paris, Seuil, 1989.
13 Voir Delphine Naudier, « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », in Sociétés contemporaines, 2001 /4, n° 44, p. 57-73.
14 Voir GLAD ! Revue sur le langage, le genre et les sexes, n° 07, décembre 2019 Katy Barasc, Hélène Giraudo et Manuel Perez, « Des (dés) accords grammaticaux dans la dénomination écrite de la personne en France ».
15 http://www.sosig.ac.uk/iris/papers/pater21.html.
16 Voir État civil de demain et transidentité, recherche menée par Laurence Hérault, mai 2018.
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12/04/2020