Branko l’aveugle
BRANKO L’AVEUGLE
(Слепи деда), 1899
par Janko Veselinović
(Јанко Веселиновић)
1862 – 1905
*
C’est par un triste jour d’automne. Le froid est si vif qu’il pique, comme avec des aiguilles les visages et les mains. Le ciel gris et maussade ressemble aux sourcils d’un vieux grognon. La terre trempée glisse en boue sous les pas. Le vent souffle en tempête à travers les arbres nus de la forêt. L’horreur des choses pénètre le cœur de tristesse et de crainte.
Un enterrement traverse le village. En tête, marche un vieux paysan, porteur de la croix où pend une banderole dont la soie claque au vent. Puis vient, en priant, le prêtre sous une chasuble de toile barrée d’une croix rouge, suivi par quatre hommes soutenant le cercueil sur leurs épaules.
Le cortège se complète des amis, hommes et femmes. Tous semblent porter à la fois le deuil de la morte et du jour glacial.
Les passants se découvrent sur le passage du convoi et rendent honneur à celle qui n’est plus…
Leur sympathie va plus ardente vers un vieillard qui suit immédiatement les porteurs et que soutiennent deux amis. Ce vieil homme est le grand-père de la défunte.
L’humble enterrement gagne sans hâte le cimetière. Le vent emporte au loin, très loin, les chants liturgiques du prêtre.
Au moment où les porteurs posent la bière près de la fosse, le vieux s’écrie :
— Déjà !…
Et ses bras sont levés vers le ciel.
Le prêtre lit :
— Terre du Seigneur, reçois-la et donne-lui le repos éternel !…
Puis il jette sur la morte quelques poignées de terre humide.
— Attends, pope, reprend le vieux, tandis que son regard éteint vise toujours le ciel et que ses cheveux blancs volètent sur sa tête, secoués par la bise. Attends, je veux encore l’embrasser… ma petite-fille… mes yeux… ma vie… Je ne puis déjà m’en séparer pour toujours…
Le vieillard se dégageant des bras de ses amis marcha vers la fosse comme pour s’y jeter.
— Reprenez-le, dit le prêtre. — Il va tomber dans la fosse.
Le vieillard continua, sanglotant :
— N’ayez pas peur. Dieu n’a pas daigné me faire cette grâce : de mourir en même temps qu’elle. Il a pris la fleur à peine éclose et dédaigné le vieil aveugle Branko.
Il se précipita sur le corps de la morte et lui parla :
— Ô chers yeux de ton grand-père… Mon beau fruit d’or… Pourquoi m’as tu abandonné ? Où ira-t-il ton vieux grand-papa, puisque Dieu l’a pour toujours privé de la lumière ? Ma petite colombe, mon hirondelle, parle-moi… Dis-moi tout ce que tu voudras. Tu te rappelles que ton grand-père aimait entendre ta jolie voix douce comme le chant du rossignol… Militza ? Ton grand-père a soif, apporte-lui un peu d’eau.
Le vieillard embrassa son enfant. Les assistants pleuraient et aucun d’eux n’eut la dureté de séparer le malheureux de sa chère morte. Il reprit :
— Ma petite chanteuse !… Qui désormais chantera pour grand-père ? Qui fera avec lui la causette ? Hé bien, tu ne réponds pas, petite capricieuse… Allons, je vois que tu ne m’aimes plus. Ça m’est égal… Un de ces jours je tomberai et me casserai une jambe. Peut-être bien que je me tuerai… Mais toi, Militza, ma petite oiselle, tu te moques de ce qui peut m’arriver. Tu ne te soucies plus de ton pauvre aveugle…
— Oncle Branko… c’est assez — dit un voisin — soumets-toi à la volonté de Dieu et revenons à la maison.
— A la maison ? — dit le vieillard. — Où est ma maison et qu’y ferai-je ? Quand elle serait le palais de l’empereur aux murs de diamant, que me fait cela ? Ne suis-je pas aveugle ?… Là est toute ma richesse…
Et le vieux désignait la fosse en se penchant vers la morte. Les voisins voulaient l’emmener de force, mais il s’entêta à rester jusqu’à ce que la bière fût descendue dans la terre. Alors, s’adressant au ciel :
— Mon Dieu, Seigneur ! Pourquoi m’avoir condamné à subir la mort de mon enfant ?…
Le prêtre l’interrompit d’une réprimande amicale :
— Tu offenses le bon Dieu…
— Je ne suis qu’un homme et Dieu m’a fait naître dans le péché. Je ne puis que gémir et me plaindre… Tu ne sais pas, pope, qui j’ai été. J’avais deux fils. Dieu me les a pris… D’abord l’aîné… Je remerciai le Seigneur… Puis le plus jeune mourut à son tour, me laissant une petite-fille. Je remerciai encore le Ciel… puisque telle était sa volonté. N’est-ce pas lui qui donne… et reprend ? Ensuite je devins aveugle… ; mais dans la nuit où j’étais plongé, luisait pour moi une douce étoile, ma petite-fille. Militza, et la clarté qu’elle répandait en mon âme m’était aussi précieuse que la lumière du soleil que je ne vois plus… Et je criai : « Seigneur, je te remercie… Aucun n’est plus puissant que toi… Mes belles-filles se remarièrent et moi je chantais toujours… Oui, pope, mon ami, j’étais heureux puisque j’avais Militza… Mais maintenant, dis-moi, que ferai-je ? Où diriger mes pas, moi, l’aveugle, dans cette nuit sans fin… »
Il fixait le prêtre de ses yeux sans regards et la colère le rendait si effrayant que le prêtre se sentit défaillir :
— Si Dieu ne m’avait refusé le don des larmes je pleurerais…, mais puisqu’il m’a enlevé cette consolation, tous les sanglots que je refoule dans mon cœur m’inondent de douleur. Pope, il faut que Dieu me pardonne, car il m’a fait beaucoup souffrir.
On le prit par les bras et on le ramena vers sa maison. Il allait lentement, à regret, baissant sa tête sur qui ruisselait la pluie chassée par le vent.
Il ne souffla mot à personne en dépit des questions qu’on lui posait pour tâcher de distraire sa peine.
En arrivant à la maison, ceux qui l’avaient accompagné s’attablèrent et se mirent à manger.
Le repas terminé, un voisin, Miladine, dit au vieil aveugle :
— Oncle Branko, si cela ne doit pas te fâcher, je te dirai quelque chose.
— Quoi ?
— Viens chez moi, tu fus l’ami de mon défunt père et tu as partagé avec lui le pain et le sel…
Mais l’aveugle, branlant la tête, refusa.
— Je te remercie, Miladine.
— Pourquoi refuser ?
— Ah ! n’augmente pas mon chagrin. Vois-tu bien, je ne puis quitter cette maison où elle est morte, cette place où son corps a vécu… J’y resterai.
— Tu ne peux demeurer seul.
Élevant ses mains au ciel, Branko répondit :
— Celui qui m’a fait solitaire ne saurait m’abandonner.
La douleur du vieil homme émouvait tous les cœurs.
— Donnez-moi un bâton… Je vais vous dire où vous en trouverez un dans ma chambre, auprès de ta porte ; donnez-le moi… C’est elle qui l’avait coupé.
Une femme alla dans la chambre et rapporta le bâton.
— Tenez, mon oncle.
Le vieillard prit la canne et, promenant dessus ses doigts, dit gaiement :
— Oui, c’est elle qui avait taillé ce bâton pour moi, je m’en souviens… Elle était assise près du feu avec moi et, tout en riant, elle me faisait cette canne… Hé, parbleu, c’est ma petite Militza.
Et Branko flattait le bois ; puis, s’appuyant sur lui, il se leva et vint jusqu’à la porte de la chambre. En tâtonnant, il l’ouvrit, s’enquit de ce que faisait Militza, puis déclara :
— Ah ! je vois maintenant. Je n’ai plus besoin de personne.
Il trouva un escabeau, le porta au coin de l’âtre et s’y assit.
La plupart des convives étalent partis. Quelques voisins, demeurés, rangèrent les meubles et nettoyèrent la maison.
Tout à coup le vieil homme leur cria :
— Allez chez vous, mes enfants !
Et quand tous furent partis, le vieux, demeuré seul près du feu, écouta la grande fureur du vent, déchaîné dans la nuit.
* *
Les jours passèrent. Le vieillard vécut longtemps encore. Il ne témoignait de sympathie qu’au bâton taillé par Militza et qu’il appelait du nom même de sa petite-fille.
L’hiver vint et chaque jour tombait la neige. Des voisins charitables apportaient à l’aveugle des aliments et quelque boisson qu’il n’eût pas demandés, étant capable de rester plusieurs jours sans manger ni boire, dans l’accablement de sa douleur. Souvent, les voisins l’entendirent qui parlait à Militza.
— Ma petite colombe, tu sais bien que grand-papa t’adore. Assieds-toi sur mes genoux et raconte-moi quelque chose. J’aime tant te voir. Ah ! Dieu est bon puisqu’il a voulu te conserver à moi.
Il parlait ainsi tout seul puis, si quelque personne venait le voir, il se rappelait aussitôt la mort de Mititza et la pleurait comme une mère son enfant.
— Hélas ! que devenir, solitaire ! J’ai perdu ma fille douce comme un agnelet et qui maintenant dort toujours sur la terre glacée. Mais Dieu est bon, j’espère qu’il me prendra aussi bientôt.
Un jour Miladine lui apporta du bois.
— Qu’en dis-tu, oncle Branko ? Je ne me souviens pas d’un hiver aussi froid que celui-ci.
Le vieux se prit à rire et déclara :
— Mais non, il ne fait pas froid. Ecoute, j’ai rêvé hier soir de ma Militza. Elle est venue ici, s’est assise à côté de moi et m’a dit : « Grand-père, je viens te prendre. Tu ne sais pas comme il fait bon chez nous. Ni froid, ni vent, ni peine, ni souffrance. Tous les jours je serai avec toi et cueillerai des fleurs pour te faire des bouquets. Je chanterai cette chanson que tu m’as apprise, tu te la rappelles.
» Le soleil dort sur les genoux du bon Dieu. Et puis, chez nous, pas d’aveugles ni d’infirmes tous s’y portent bien. Je m’y plais beaucoup. Ah ! Miladine, si tu savais comme je désire qu’elle revienne bientôt me prendre !…
Miladine, d’un signe, acquiesça et sourit.
* * *
Au lendemain d’une nuit très froide, la femme de Miladine vint chez l’oncle Branko et le trouva appuyé au mur près de l’âtre éteint. Sa tête était renversée, ses yeux grand ouverts, ses lèvres toutes bleues. La main gauche de l’aveugle reposait sur ses genoux tandis que la droite étreignait le bâton de Militza.
— Que faites-vous, mon oncle ? demanda la visiteuse en prenant, la main gauche de l’aveugle et l’abandonnant aussitôt qu’elle la sentit glacée.
— Il est mort, dit-elle. Il repose.
Et la femme du voisin Miladine courut à sa maison annoncer la mort du vieux Branko.
Traduction de X… et Émile Ferdar, Journal des Débats, 19 et 20 septembre 1917.
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12/04/2020