Ne travaillez jamais !
Guy Debord au Cercle de la Librairie
[lettre restée sans réponse][Guy Debord, Correspondance, volume II, septembre 1960 – décembre 1964
Librairie Arthème Fayard, Paris, 14 février 2001]
Paris, le 27 juin 1963
MESSIEURS,
L’imprimerie Bernard me communique votre lettre du 21 juin 1963 par laquelle vous réclamez 300 F d’indemnité pour un cas de non-observation de la loi sur la propriété artistique. Le numéro 8 de notre revue contient en effet, page 42, la photographie d’une inscription sur un mur, « NE TRAVAILLEZ JAMAIS », photographie tirée d’une carte postale de Monsieur Buffier, dont le nom n’est pas mentionné, et à qui nulle autorisation de reproduction n’a été préalablement demandée.
Il se trouve que je suis personnellement l’auteur de cette inscription rue de Seine, dont l’origine pourrait être, s’il le fallait, établie par dix ou quinze témoins directs : vous concevrez que, dans ces conditions, de bonne foi, je n’ai pas cru devoir solliciter une autorisation préalable de reproduction, même si celle-ci devait être évidemment moins onéreuse que la somme que vous fixez maintenant (d’après le barème établi en avril 1962 par les Syndicats de presse, pour les périodiques tirant à moins de 10 000 exemplaires, la reproduction photographique inférieure à la demi-page se paie 20 F).
Je ne saurais trop approuver votre défense de la propriété artistique, trop souvent bafouée. Je voudrais vous faire remarquer à ce propos que la photo publiée dans Internationale Situationniste est recadrée de manière à ne plus reproduire que la partie de la carte postale de Monsieur Buffier qui concerne le document proprement dit (l’inscription elle-même), ceci en excluant rigoureusement les caractéristiques qui confèrent à cette carte postale l’empreinte artistique appartenant en propre à Monsieur Buffier. À savoir le cadrage qu’il a choisi, et d’autre part le titre qu’il a donné à ce sujet, les cartes postales de cette série comprenant toutes, dans la partie inférieure gauche de l’image, une inscription intégrée qui en commente le sens (dans ce cas : « Les conseils superflus »). Quant au troisième élément qu’il est convenu de faire entrer en compte pour mesurer la responsabilité artistique d’une photographie, je veux dire le choix du sujet, il paraît que sur ce point je peux prétendre à une propriété créative qui balance et sans doute éclipse le mérite du goût artistique de Monsieur Buffier, limité en cette circonstance à un simple choix reproductif.
Pour aller au fond de cette question de propriété artistique, laissez-moi vous assurer que je ne prétends nullement revendiquer une part des recettes de la vente de cette carte postale, ou des indemnités que pourrait rapporter sa reproduction sans autorisation préalable, ici ou là. Mais il y a un autre aspect, à mon sens plus important. L’inscription en cause a été faite autrefois, et sans équivoque est présentée maintenant par le mouvement d’avant-garde situationniste (cf. la légende de cette illustration, page 42 de notre revue), comme un signe sérieux du climat artistique d’une époque, et comme un moment dans le développement des théories de ce mouvement artistique, théories qui prétendent à quelque sérieux. Or, Monsieur Buffier, par son interprétation personnelle de cette inscription, laquelle justement ne figure aucunement dans Internationale Situationniste n° 8, la répand sous une forme humoristique. Le titre de Monsieur Buffier est en effet « Les conseils superflus ». Attendu qu’il est notoire que la grande majorité des gens travaille ; et que ledit travail est imposé à la quasi-totalité de ces travailleurs, en dépit de leurs plus vives répulsions, par une écrasante contrainte, le slogan NE TRAVAILLEZ JAMAIS ne peut en aucun cas être considéré comme un « conseil superflu » ; ce terme de Monsieur Buffier impliquant qu’une telle prise de position est déjà suivie sans autre forme de procès par tout le monde, et donc jetant le plus ironique discrédit sur mon inscription, et par voie de conséquence ma pensée et celle du mouvement situationniste dont j’ai l’honneur de diriger actuellement la revue en langue française.
Au cas donc où cette question ne pourrait être réglée comme vous le dites, à l’amiable, il me semble que, contraint de faire la preuve que l’original de cette inscription doit m’être attribué, je serais fondé à exiger qu’on retire de la vente les cartes postales qui en présentent l’interprétation fallacieusement humoristique de Monsieur Buffier, à tout le moins jusqu’à ce qu’il y fasse imprimer en surplus une mention reconnaissant les intentions sérieuses du premier auteur.
Quant au règlement à l’amiable, que je préfère, il me semble que ses modalités dépendent d’abord de la position qu’adoptera Monsieur Buffier quand il aura pris connaissance de ce supplément d’information, que je vous prie de bien vouloir lui transmettre, sur nos droits et devoirs réciproques dans cette affaire.
Je vous prie de croire, Messieurs, à mes sentiments distingués.
GUY DEBORD
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20/07/2019