L’INSURRECTION INFINIE.
Appel à contributions, Anno II 2019 (2)
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SPARTACUS un siècle après.
L’INSURRECTION INFINIE.
En 73 av. J.C. un esclave de la République de Rome se libère du joug qui lui impose de prendre part au combat des gladiateurs. Spartacus s’insurge, mais pas tout seul : il prend la tête d’une masse de rebelles – pour la plupart esclaves et déserteurs – qui avant d’être vaincue fait preuve de capacités stratégiques et militaires inattendues, donnant vie à des formes de guérilla sophistiquées, et mène la vie dure à de nombreuses légions de la République. Son histoire est celle d’une révolte servile qui a donné du fil à retordre aux historiens de profession. Toutefois l’expérience de Spartacus n’est pas seulement une histoire qui mérite d’être explorée avec les outils des historiens (sources, archives, témoignages). Elle incarne aussi une figure conceptuelle dans le sens que Deleuze donne à cette notion : un nom qui se désobjectivise et entre dans une trame de relations dans laquelle elle devient un concept capable de condenser la puissance d’un geste, la raison d’une vie. Spartacus, dans ce sens, est le nom d’un fantasme qui révèle la valeur du geste politique, quand l’impossible devient possible et, soudain, à chaque instant, peut se répéter. Son histoire, dans ce sens, irradie au-delà de l’histoire, suspend même l’histoire, et de cette manière permet à celui qui vit hors de l’histoire d’y pénétrer. C’est peut-être, qui sait, la raison qui pousse Marx, dans une lettre à Engels de 1861, à formuler un jugement flatteur sur un révolté: Spartacus est « le type le plus épatant qu’il nous est donné de voir dans toute l’Antiquité. Grand général (pas un Garibaldi), noble personnalité, authentique représentant du prolétariat antique ».
La capacité des rebelles menés par Spartacus à organiser la révolte, résistant à l’assaut des troupes provenant de Rome, augmentant, grâce aux victoires, le nombre d’esclaves qui rejoignent les révoltés, perdure au cours de l’histoire. Cette aventure, au fond, révèle probablement de manière exemplaire l’importance de la mémoire pour la politique selon l’idée de Walter Benjamin qu’un devoir révolutionnaire fondamental est d’inventer une tradition des opprimés de sorte que les défaites des derniers ne soient pas vaines mais doivent plutôt prouver l’urgence de l’insurrection. C’est plus ou moins ce que devait penser un groupe de pacifistes, socialistes, communistes qui en 1914 donne vie à la Ligue spartakiste. En 1919, il y a cent ans, après la fin de l’horreur de la Grande Guerre, la révolte de l’esclave étranger contre la domination de Rome semble se matérialiser à nouveau dans le soulèvement de la ligue spartakiste à Berlin (janvier 1919). L’insurrection qui par sa défaite révèle le massacre de la démocratie par une partie de la démocratie que la récente République de Weimar perpètre en ne réglant pas ses comptes avec l’héritage militariste et autoritaire du Deuxième Reich. Tout cela révèle ce que Benjamin expliquera dans ses Thèses d’Histoire (1940) : la social-démocratie est inapte à résister au fascisme parce qu’au fond elle partage la même dimension du temps et de l’histoire. Au contraire, la révolte de Berlin, qui échappe aux mains de ceux qui devraient la mener, la politique fait l’expérience d’une autre temporalité ou mieux, elle semble faire l’expérience directe du temps contre la logique de la continuité historique.
Le numéro de K consacré à Spartacus identifie une série de domaines d’étude qui pourraient favoriser une focalisation cruciale pour définir la logique, la généalogie et l’actualité d’une révolte destituante en mesure d’incarner la charge spectrale de l’exemple politique jusqu’à alimenter, c’est notre hypothèse, l’insurrection des « Gilets jaunes » et les formes d’insubordination des migrants contre leur condition révoltante:
1) La figure de Spartacus mérite qu’on poursuive une enquête de nature historique dans le domaine de la romanité, en posant une série de questions qui pourraient non seulement définir, du point de vue du droit romain une configuration juridique précise de l’insubordination radicale mais aussi de faire émerger des problèmes importants comme celui, par exemple, de la confrontation entre la logique de la destitutio opposée à la logique de la costitutio, permettant de cette manière à des catégories d’analyse classiques d’exercer une influence sur le temps présent.
2) Le nom de Spartacus exige une reconsidération du rapport entre révolte et violence collective des gestes destituants. Si la rupture que la révolte, en tant qu’événement, porte en elle se présente comme refus des conditions d’existence actuelles, ainsi que des rapports de pouvoir sur lesquels elles s’appuient, on ne pourra alors pas taire le caractère commun de cette rupture, de nature à révoquer la légitimité même de tout ce qui s’oppose à elle. Comme l’écrivit le germaniste italien Furio Jesi, dans son livre posthume publié en 2000 (mais pensé au lendemain de 68), Spartacus, « à l’heure de la révolte on n’est plus seul dans la ville » ; bien qu’une telle solidarité ne dépende pas seulement de trajectoires collectives de subjectivation, mais plutôt de la complicité, intime et personnelle, qui réunit tous les gestes capables de mettre en discussion la logique de l’injustice. Nous pensons ici aux récents événements des « Gilets jaunes » français et aux analyses que ce soulèvement populaire est capable de susciter D’ailleurs, la figure de Spartacus pourrait accompagner l’action politique contemporaine à travers une trame serrée de fils discursifs, de constellations imaginaires et esthétiques (dans la lignée, naturellement, du Spartacus de Kubrick).
3) Spartacus était un esclave, un étranger, qui se rebelle contre son destin en promouvant une insurrection collective capable de se répandre comme une traînée de poudre et de prendre les traits d’une révolte sociale : un non homme, le type même de la force de travail presque à coût zéro, qui dans la révolte, dans l’action, accède à une condition proprement humaine, la politique. Une politique qui clairement n’a pas pour objectif le pouvoir mais sa mise à sac définitive. Aujourd’hui il est possible de penser que la condition migrante comme nouvelle forme d’esclavage devienne le détonateur d’une insurrection généralisée qui se passerait de toute forme de représentation et de médiation. Ou alors, bien qu’ils soient efficaces, les discours qui se servent de l’image des « nouveaux esclaves » pour désigner de façon générique la catégorie des travailleurs migrants recrutés comme journaliers dans les campagnes de l’Europe méditerranéenne, ne montrent-ils pas, dans leur dimension analytique, quelque fragilité ? Exception faite des cas où la dimension d’esclavage peut être documentée par les conditions d’exploitation physique des travailleurs journaliers, l’image de « nouveaux esclaves » avec l’aura exceptionnelle qui en découle, tend probablement à nuancer l’ensemble des pratiques de résistance exercées par les ouvriers agricoles dans ce secteur du marché du travail. Cet aspect pourrait émerger par ailleurs seulement si le « quotidien » est considéré par une catégorie conceptuelle interprétée comme la succession de routinisation qui investissent les sujets au travail. Sous la loupe du quotidien, les gestes minuscules de soustraction au pouvoir et aux logiques du marché pourraient prendre les traits d’une exceptionnalité inégalable et devenir action politique et destituante.
ENVOI DES PROPOSITIONS AVANT LE 15 JUIN 2019 (2.500 SIGNES MAX.)
PRÉCISER SI LA CONTRIBUTION EST DESTINÉE À LA SECTION ESSAYS OU READINGS.
ENVOYER À L’ADRESSE : krevuecontact@gmail.com
DANS LE CAS OÙ LA PROPOSITION EST ACCEPTÉE, LA REMISE DE LA VERSION DÉFINITIVE DOIT SE FAIRE AVANT LE 30 SEPTEMBRE 2019.
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1/06/2019