Moi ce que j’aime…
Emil Ferris est une des plus grandes artistes de bande dessinée de notre temps.
— Art Spiegelman
Le chef du service neurologie d’un des plus grands hôpitaux m’a dit que je ne marcherai plus jamais. Il en était sûr. — Emil Ferris
Alors qu’elle ne se voit plus aucun avenir, les femmes fortes à ses côtés l’encouragent – la thérapeute en charge de sa rééducation, ses amies et sa fille –, et Emil décide de se battre. Elle va jusqu’à scotcher un stylo à sa main pour dessiner, ce qui lui prend un temps fou… mais à force de persévérance, elle s’améliore. Emil décide de prendre un nouveau départ et s’inscrit au Chicago Art Institute, dont elle sortira, avec son diplôme, d’un pas déterminé.
Étudier à l’Art Institute était exactement ce dont j’avais besoin. Je n’avais pas d’éducation artistique de niveau universitaire et décider d’atteindre quelque chose de mieux était comme dire à l’univers que je refusais d’accepter la paralysie sans me battre. — E.F.
C’est à cette époque qu’elle commence l’écriture de son roman graphique. Elle mettra six ans à réaliser cette œuvre de 800 pages. Après 48 refus, l’éditeur Fantagraphics accepte le manuscrit.
Je travaillais sur un scénario basé sur la vision d’une fille loup-garou lesbienne blottie dans les bras d’un enfant Frankenstein transsexuel. Ces deux parias “monstrueux” ont été l’inspiration pour une nouvelle que j’ai écrite en 2004. Karen me parlait toujours (elle grondait plutôt, à vrai dire) et c’est en me fondant sur cette nouvelle que j’ai créé le livre. — E.F.
Le premier tome de son roman paraît en février 2017. Du jour au lendemain, Emil Ferris est propulsée parmi les « monstres » sacrés de la bande dessinée. Tandis que les réimpressions s’enchaînent, c’est unanime : il s’agit d’une œuvre d’exception.
Chicago, fin des années 1960. Karen Reyes, dix ans, adore les fantômes, les vampires et autres morts-vivants. Elle s’imagine même être un loup-garou: plus facile, ici, d’être un monstre que d’être une femme. Le jour de la Saint-Valentin, sa voisine, la belle Anka Silverberg, se suicide d’une balle dans le cœur. Mais Karen n’y croit pas et décide d’élucider ce mystère. Elle va vite découvrir qu’entre le passé d’Anka dans l’Allemagne nazie, son propre quartier prêt à s’embraser et les secrets tapis dans l’ombre de son quotidien, les monstres, bons ou mauvais, sont des êtres comme les autres, ambigus, torturés et fascinants. Journal intime d’une artiste prodige, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est un kaléidoscope brillant d’énergie et d’émotions, l’histoire magnifiquement contée d’une fascinante enfant. Dans cette œuvre magistrale, tout à la fois enquête, drame familial et témoignage historique, Emil Ferris tisse un lien infiniment personnel entre un expressionnisme féroce, les hachures d’un Crumb et l’univers de Maurice Sendak.
À travers ce livre, Emil Ferris tisse de courage, de force, de résilience, l’étendard de ceux qui survivent, de ceux qui se relèvent et ne veulent plus se taire. Et si ce n’est pas œuvre autobiographique tout y est néanmoins vrai. La clé de ce projet est la différence, et Emil Ferris l’a écrit pour les minorités, l’a dessinée pour la liberté d’être ce que l’on veut, humainement et intimement, et l’a porté envers et contre tout, pour le droit d’être la femme que l’on veut. Et c’est pour ça que Moi, ce que j’aime, c’est les monstres nous frappe si fort aujourd’hui, car il s’adresse à nous, à nos problèmes, à notre monde.

Fiction empreinte de vérité, c’est une œuvre sur la différence qui transcende les genres et abolie les frontières entre les lecteurs. Emil Ferris l’a écrite pour les minorités, l’a dessinée pour la liberté d’être ce que l’on veut, humainement et intimement, et l’a portée envers et contre tout pour prouver que l’on peut se relever, que l’on peut se reconstruire et laisser sa marque. Et c’est pour ça que Moi, ce que j’aime, c’est les monstres frappe si fort aujourd’hui, il s’adresse à tous, à nos problèmes, à notre monde.
Pourquoi Monsieur Toussaint Louverture publie Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris ? C’est vrai, ça, pourquoi ? Pourquoi une minuscule structure (nous, quoi) qui ne sort que quelques livres par an et n’a publié que trois bandes dessinées s’est lancée dans un projet de cette envergure ?
On pourrait vous dire que malgré le fait qu’Emil Ferris soit une artiste inconnue, la fulgurance avec laquelle le livre a pu s’ancrer dans le cœur des critiques, des lecteurs et des professionnels est tout simplement incroyable. On pourrait aussi ouvrir les Monstres n’importe où et vous stupéfier par la manière dont les pages sont pensées, cette façon généreuse dont innovation, hommage et lisibilité se mêlent en un tout, nouveau, inédit, jamais vu. Nous pourrions souligner l’habileté de la narration ou la vivacité des personnages et leur originalité. Nous pourrions vous montrer comment cette œuvre est une ode à la différence et un hommage à la survie. Nous pourrions parler de l’amour de l’art qui la traverse de part en part, de sa croyance en ses pouvoirs de guérison, de révélation et d’apaisement. Nous pourrions patiemment décrire l’universalité du sujet, ou comment en mêlant enquête, drame familial et fresque historique, à l’intimité d’une petite fille qui essaie de se construire, cet ouvrage phénoménal s’adresse à toutes sortes de publics, adultes comme adolescents, lecteurs de bandes dessinées comme de romans.

Nous pourrions vous dire tout ceci et bien plus encore, car après avoir travaillé de longs mois dessus, nos mains, nos yeux, nos cerveaux et nos cœurs littéralement plongés dans ses entrailles, nous sommes intarissables à son sujet. Cependant, tout ça, il est évident que vous le verrez, le ressentirez, le vivrez également.
Nous allons nous contenter de ce qui est, à nos yeux, la meilleure raison : nous allons publier Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris parce que. Parce que nous nous sommes battus pour en acquérir les droits. Parce qu’il ne nous a fallu que quelques minutes pour comprendre que nous étions face à un livre exceptionnel, et que malgré sa taille, les monumentaux risques encourus, les frais de productions vertigineux, nous devions irrépressiblement tout tenter, tout donner pour qu’il arrive entre les mains du plus grand nombre. Parce que publier un tel livre n’est pas un devoir, n’est pas un coup de chance, pas une opportunité, c’est un infini bonheur.
MON AMOUR POUR CE LIVRE…
PAR ART SPIEGELMAN
«Mon amour pour ce livre commence par le dessin. La façon qu’a eue Emil Ferris de surgir de nulle part, d’apparaître avec un trait aussi accompli, aussi parfaitement développé, cela semble irréel. J’aime profondément sa façon de dessiner, comme elle parvient à s’inspirer de la bande dessinée du passé pour proposer quelque chose de parfaitement nouveau.»
«Il est difficile aujourd’hui de trouver quelque chose de véritablement neuf dans la déferlante de bandes dessinées qui sont produites chaque année, et Emil Ferris arrive avec cet objet incroyablement excitant… Je suis bluffé par son utilisation du journal intime, qui évoque immédiatement les carnets de croquis de Robert Crumb. C’est une forme assez piège. En général, les auteurs qui l’utilisent se perdent dans le fil de leurs pensées. Chez elle, le moindre détail aussi trivial qu’une liste de courses qui se trouve perdue dans le coin d’une page vient servir le propos et renforcer le récit complexe de cette autobiographie qui avance masquée.»

«Surtout, Emil Ferris résout avec une incroyable facilité un problème qui hante tous les auteurs de bande dessinée: en général, on entre dans un comics par le dessin, qui sert d’appât, avant que le récit ne prenne le relais et fasse oublier au lecteur qu’il est devant des dessins. Chez Emil Ferris, c’est un échange. Le lecteur est d’abord subjugué par le dessin, puis il pénètre dans le récit, mais chaque nouvelle double page est tellement sublime et surprenante qu’elle le rappelle au dessin. Son trait ne sert jamais de décor, il est un pur moyen de communication. Chez elle, mots et images restent toujours dans l’échange. C’est à cela qu’on reconnaît un grand artiste de bande dessinée.»
CRÉATURE CRÉATRICE
PAR MARIUS CHAPUIS
Dans «Moi, ce que j’aime, c’est les monstres», la dessinatrice raconte l’histoire de Karen, enfant anxieuse qui vit dans le Chicago des années 60 et s’invente un monde foisonnant de mystères. Un ouvrage au souffle romanesque exceptionnel, remarquable tant sur la forme que sur le fond.
« Ça serait vraiment la cata si maman se pointait et me trouvait comme ça.» Un ciel noir comme la suie écrase Chicago quand résonne la voix d’une jeune fille. Elle s’appelle Karen Reyes, elle à 10 ans et vient de monter le son pour que personne ne sache ce qu’elle mijote. En guise d’introduction, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres offre un mystère. Il ne tiendra pas bien longtemps mais met d’emblée dans l’ambiance. Cette bande dessinée se présente sous la forme d’un carnet intime, celui de cet(te) enfant sauvage qui vit avec sa mère, superstitieuse et anxieuse, et un grand frère dragueur dans le Chicago bouillonnant des années 60. Le cœur de Karen bat pour les créatures de la nuit. Celles qui peuplent les films de la Hammer et des comics d’épouvante dont elle recopie frénétiquement les couvertures. En journée, elle préfère un imper et un chapeau aux robes à frou-frou des filles de son âge. Un costume à la Marlow qu’elle endosse pleinement pour élucider un mystère qui survient un jour de Saint-Valentin : la mort subite de sa belle et douce voisine du dessus, Anka. Suicide, dit la police. Meurtre, pense-t-elle.
C’est d’ailleurs le visage anxieux et magnifique de cette voisine d’âge mûr qui dévore la couverture de Moi, ce que je préfère… La chose pourrait être anecdotique, elle ne l’est pas. A bien y regarder, Karen est présente, elle aussi, son reflet se dessinant dans la prunelle d’Anka. Un dispositif qui en dit long sur les voies qu’emprunte l’auteure. La vérité n’est pas ailleurs, elle est seulement cachée. Accessible à qui sait observer. Tout sera donc question de regards : celui qu’on porte sur le monde, celui que les autres nous renvoient en biais. Des yeux qui scrutent, d’autres qui jugent, qui font peur, ou qui disent je t’aimerai quoi que tu fasses.
Dans l’étreinte vampirique que recherche à tout prix Karen, c’est la naissance du désir qui se joue. Se changer en créature de la nuit pour aimer les filles au grand jour. Façon de préempter son entrée officielle dans le bestiaire de l’outre-monde, Karen ne se dessine que sous la forme d’un loup-garou. Dans les visites régulières au musée, Karen s’y rendant comme une enfant se tire chez une copine, c’est le rôle salvateur de l’art qui est affirmé. Pour qui sait leur parler, les grands maîtres sont des amis proches, des conseillers autant que des confidents. Derrière l’enquête sur la disparition d’Anka (qui transporte la petite jusque dans l’Allemagne de Weimar), c’est l’amour filial, la quête des racines qui se dessine.
A chaque fois, l’auteure place des paravents, des panneaux qui obstruent la vision sans l’empêcher complètement. Le plus beau de tous ces artifices, c’est la forme même du livre. Ce cahier à spirales pour une BD autobiographie fictionnelle. Se pencher sur l’âme de Karen, c’est regarder les amours et les peurs premières de son auteure. Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une œuvre profondément intime, doublée d’une bande dessinée importante.
Plus fou, c’est un premier livre. Cela semble impossible, tant le dessin, splendide, est parfaitement abouti. Mieux, il cultive l’oxymore : l’hyperréalisme ne s’envisage pas sans onirisme ; le caractère grandiose de ce travail minutieusement ouvragé se conjugue au côté lo-fi de l’outil, un simple Bic multicolore. On pense à Crumb pour cet art du croisillon, à Eric Lambé pour ce stylo-bille qui ne connaît pas de limite, au jeune Daniel Clowes pour ces tronches outrées. Au Maus d’Art Spiegelman aussi, lui qui fut l’un des premiers à crier la splendeur de ce livre extirpé de la chair.

Mais le dessin nu n’est rien. On a déjà dit son art de la narration enchevêtrée. Il faudrait ajouter que l a langue est belle, un verbe soutenu qui vient de la rue. Surtout, textes et images dansent ensemble. Au point qu’on en viendrait presque à réhabiliter un terme abhorré: «roman graphique». Une a bsurdité des marchands de livres pour draper leurs bandes dessinées d’une fausse respectabilité empruntée ailleurs, à un art autrement plus noble. Une façon de se défausser, de dire aux adultes qu’ils pouvaient venir voir les petits Mickey. Mais l’ampleur de la fresque que l’on a en mains, son souffle romanesque concourent à dire que, oui, le terme roman n’est pas ici absurde. S’il fallait un argument de plus, on ajouterait que le livre paraît chez Monsieur Toussaint Louverture, éditeur peu versé dans la bande dessinée (trois ouvrages, à ce jour).
Jusqu’ici, on a tu le nom de la créature derrière Moi, ce que j’aime… Il fallait parler de l’œuvre avant de s’attarder sur les mille barrières qui se sont hissées pour empêcher sa venue au monde. L’auteure est une Américaine de 56 ans. Elle s’appelle Emil Ferris. Enfant, les médecins lui annonçaient qu’elle ne vivrait pas au-delà de 30 ans. Un terrible problème de dos. A 40, c’est un moustique qui la terrasse. Méningo-encéphalite : l’une des formes les plus graves du virus du Nil occidental. Les médecins lui disent qu’elle ne marchera plus.
Au lieu de quoi elle s’inscrit au Chicago Art Institute et se pointe en fauteuil au milieu de jeunots hallucinés. Convalescente, elle scotche un stylo à sa main pour dessiner. Et sort diplômée. Moi, ce que je préfère… a débuté sous la forme d’un court récit, publié dans une anthologie que personne ne remarque. Elle persévère, étoffe, essuie 48 refus avant que l’éditeur indépendant Fantagraphic se lance. Après six années de boulot, le premier tome du Monstre est prêt pour Halloween 2016 -évidemment. Mais le pavé incandescent échoue au Panama. Le transporteur qui ramène les premiers exemplaires d’Asie fait faillite, les livres sont bloqués… Il faudra attendre la Saint-Valentin.
Une quinzaine de mois et un titanesque travail d’adaptation plus tard, la France. Enfin. La sortie sera accompagnée par une expo à la galerie Martel en septembre, Emil Ferris étant attendue au festival America (plutôt dédié à la littérature), du 20 au 23 septembre à Paris. En attendant, l’auteure s’échine sur le second tome depuis des mois, pestant contre le monstre qui a eu l’idée de faire ça au stylo-bille.
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1/02/2019