DES HOMMES !
Le 21 février 1920 , « CLARTE » publie une nouvelle de Georges Eekhoud intitulée « Des Hommes » : ce texte rend hommage à six soldats allemands , fusillés à BRUXELLES pour avoir eux-mêmes refusé de fusiller des otages belges. Suite à ses déclarations pacifistes en temps de guerre, Eekhoud sera mis à pied (il donnait des cours publics de littérature). Un mouvement de solidarité internationale, auquel participent notamment Romain Rolland et Henri Barbusse (fondateur de la revue Clarté), aura pour effet de le réhabiliter.
DES HOMMES !
A Léon Bazalgette.
C’est au Tir National de Bruxelles que les Allemands fusillèrent nombre de Belges convaincus d’avoir entretenu des intelligences avec les Alliés. Et la liste de ces victimes est longue. On les a exhumées pieusement pour leur faire d’imposantes funérailles nationales. Journaux et orateurs ont exalté leur courage, leur patriotisme, leur talent, leur adresse et leur ingéniosité d’informateurs. Rien de mieux ; rien de plus juste. Je m’associai de grand coeur à ces témoignages d’admiration.
Mais en lisant les articles dévolus à ces braves, il m’arriva de tomber sur un alinéa où l’on faisait entendre, sommairement et presque négligemment, qu’à côté de ces patriotes dont le journal ne se lassait de publier les noms et de ressasser les états de service et les titres à notre reconnaissance, avaient été enfouis une demi-douzaine et peut-être plus, de soldats allemands —oui, des Allemands que leurs propres compatriotes avaient passé par les armes parce qu’ils refusèrent de faire l’office de bourreaux !
Le journal n’en disait pas davantage sur le sort de ces fusillés allemands. C’est à peine s’il les félicitait. Il ne citait pas leurs noms, à ceux-là. Mettons qu’il les ignorait. Et à supposer qu’il les eût connus, sans doute ne les eût-il pas jugés dignes d’être mentionnés. Il est probable que leurs compatriotes même, les avaient voués comme odieux et méprisables à l’obscurité et à l’anonymat…
On les avait jetés dans une sorte de fosse commune. Voués pour jamais à l’oubli, au néant…
Pour ma part, j’avouerai que le paragraphe ou ne peut plus laconique enregistrant cette insubordination de soldats allemands et le châtiment qu’elle leur avait valu, m’arrêtèrent dans ma lecture pour me plonger dans des méditations à la fois douloureuses et consolantes.
(…)
Ah ! quel courage, quelle volonté, quel caractère autrement résolu, il leur avait fallu à ces héros obscurs pour aller au-devant du trépas, pour le choisir, le conjurer, le préférer à la vie !
(…)
Si l’on songe aux atrocités commises par les soudards dans tant de nos cités et de nos villages, à quelles extrémités cette écume du militarisme ne se livra-t-elle pas sur des transfuges chez qui l’uniforme n’avait pas étouffé tout sentiment d’humanité !
Crachats, coups de pied, et le reste… Songez à Aerschot, à Tamines, à Gelrode…
On tenta préalablement de les faire revenir sur leur incroyable détermination. On feignit d’attribuer leur rechignement à une pusillanimité passagère, à une réaction nerveuse, à une crise de sentimentalisme indigne d’un mâle, d’un dur à cuire. Cette faiblesse ridicule leur passerait. Ils finiraient par se faire une raison comme les autres et par se résigner aux inéluctables nécessités de la discipline. Certes, il répugne à un vrai soldat d’être réduit à devoir descendre froidement des civils, des hommes désarmés, de faibles femmes !
Mais ces civils n’ont-ils pas contribué à compromettre le succès des armées allemandes ?
(…)
Puis, pour ces exécutions, le soldat n’est qu’un instrument de la loi martiale. Il n’encourt aucune responsabilité.
Menaces, sophismes, tentatives de persuasion ou d’intimidation ; rien n’eut de prise sur ces âmes droites, butées dans leur foi humanitaire !
Nos réfractaires tinrent bon…
(…)
Hélas, ils n’auront peut-être même pas connu la sympathie, le remerciement fraternel, la gratitude de ceux dont se détournaient leurs fusils !
N’importe. Ils auront éprouvé la suprême volupté des grands stoïques, des confesseurs sublimes : celle d’avoir tout un monde contre eux, de se sentir menacés par tout un océan de préjugés et d’erreurs — mais de se savoir seuls justes, d’être seuls à avoir raison contre tout un monde.
(…)
Qui les guide, qui les inspire ? Le seul amour de l’humanité.
Encore une fois, nul plus que moi, n’admire les fusillés belges du Tir National— le Tir National, quelle sinistre ironie dans ce nom ! quelle cible patriotique que ces coeurs et ces poitrines ! —
Nul ne lira et relira leurs noms avec plus de piété, nul ne rendra hommage plus fervent à tant de beaux Belges !
Mais c’est pourtant à vous, soldats de l’ennemi, que je songe peut-être avec plus de solidarité et de communion encore. Eux, les nôtres, savaient que les attendaient la gloire, la reconnaissance de tout un peuple. Désormais l’immortalité serait acquise au moindre de leurs noms. Tandis qu’à vous les pauvres, répudiés ou méconnus, ne demeure que l’approbation de votre conscience !
Des nôtres furent de vrais Belges, vous fûtes, vous, de vrais Hommes !
Des hommes comme j’en souhaite à l’Humanité future, au monde nouveau, à un univers de chaleur cordiale et de spirituelle clarté…
Oui, les Six ou les Sept, — on ignore même jusqu’à leur nombre, mais ils représentent tout de même un formidable total — vous fûtes de dignes Allemands de la patrie de Schiller, de celui qui chanta avec Beethoven, la fraternité des peuples en son « Ode à la Joie ».
C’est à pleines gerbes que je voudrais répandre des fleurs sur votre fosse commune et en baisant les lèvres de vos plaies, j’exalterais un des plus beaux gestes de protestation et d’exécration que le véritable courage osa dresser contre la Guerre !
Cette nouvelle sera ensuite publiée dans le recueil Dernières Kermesses, Editions de la Soupente, 1920. Et dans Une Mauvaise rencontre, Les Ames d’Atala, 2014 (toujours disponible).
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11/11/2018