Fagus, lecteur de Jean Lorrain
Trois articulets de Fagus parus dans la Revue Blanche en 1902 :
Jean Lorrain : Poussières de Paris (Ollendorff).
C’est rien qu’un recueil d’articles et pas même : rien que les notes au jour le jour saisies, au soir le soir, et assemblées enfin sans souci (semble-t-il) d’ordre sinon celui que suscite le calendrier. Or voilà que tout s’ordonne en un livre, spontanément, par la grâce pas plus du sujet que d’un style si merveilleusement adéquat que subtilement il s’efface, et se vaporise pour le laisser transparaître en l’irisant seulement : c’est l’idéal. Poussière en effet, ou buée, c’est-à-dire quelque chose d’aériennement diaphane et versicolore ; épiderme de cette statue de Persépolis qui à Voltaire déjà suggérait l’étrange ville : et où la poudre d’or et la poudrette, le crottin sec et l’égrisée de diamant, s’amalgament au sang, aux sueurs du travail et aux sueurs amoureuses, pour faire de l’harmonie et de la somptuosité.
[Revue Blanche, 15 mars 1902]
Jean Lorrain : Princesses d’ivoire et d’ivresse (Ollendorff).
Imaginez une tapisserie du moyen âge, si caduque que sa magnificence tombe en poussière ; on y discerne à peine, assez juste pour s’émerveiller et pour frémir – comme à celle des Metzengerstein dans le conte d’Edgar Poe – des chevauchées fabuleuses, des massacres hideux, de maléfiques parthénies de vierges coupablement belles, et des cérémonies cultuelles au mysticisme extravagant et lugubre. Une main contemporaine l’exhume du grenier, et, prenant soin de ne faire choir aucune des toiles d’araignée, ni recouvrir les rudesses dénudées du chanvre primordial, intercale parmi cela des morceaux de ces batiks après la somptuosité barbare et décadente de quoi notre goût « moderne style » s’enamoure, et y échevèle les soies et les percales de Liberty, et des pierres et des perles, fût-ce de race frelatée et jusqu’aux verroteries du bazar, et de l’or à travers tout. Et c’est tout comme ce double douzain de contes, enfants parfois encanaillés, mais non moins légitimes, des légendes qu’à la veillée d’hiver les fortunés d’entre-nous entendirent, irremplaçables « contes de fées qu’on remplace par des livres de voyage et de découvertes scientifiques », et sans l’amour de qui la nature devient muette, car « il n’y a ni montagnes, ni forêts, ni levers d’aube sur les glaciers, ni crépuscules sur les étangs pour qui ne désire et ne redoute à la fois voir surgir Oriane à la lisière du bois, Thiphaine au milieu des genêts, et Mélusine à la fontaine ».
[Revue Blanche, 1er mai 1902]
Jean Lorrain : Le Vice errant (Ollendorff).
– « … À la férocité des honnêtes gens et à l’honnêteté des parvenus… à tous ceux à qui la prostitution et la morale font des rentes… aux détracteurs farouches des vices dont ils ont vécu… je dédie ces pages de tristesse et de luxure, la grande luxure dont ils ignorent la détresse affreuse et l’incurable ennui… chronique navrante d’une effroyable usure d’âme… » L’auteur formule ainsi l’argument d’une œuvre somptueuse et désolée, de même caractère que son M. de Phocas, mais non de même esprit, et supérieure en cela. M. de Phocas plus exclusivement artiste, plus imagé et imaginé, plus chatoyant, plus désintéressé. Celui-ci, le gémissement de découragement, de lassitude, d’écœurement et de désespoir d’une humanité exténuée de décrépitude et de civilisation. Rien d’uniforme, de promptement rassasiant, d’ordinaire, comme la peinture du « vice », sinon lui. Car notre esprit dès son premier bond se heurte à l’incandescente limite des sensations, tandis que le corps se traîne, et scorpion enfermé dans le rétrécissant cercle de braises, ne peut que retourner et retourner, délivré par la seule mort : – « À travers les déserts, courez comme des loups – crie aux Femmes damnées Baudelaire, – Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage – Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs… – Faites votre destin, âmes désordonnées, – Et fuyez l’infini que vous portez en vous. » Mais l’intérêt du livre ici se renouvelle et s’accélère avec une sorte de vertige, parce qu’il porte sur la tragédie éternelle de ce corps misérable, et que son ressort est la souveraine pitié.
[Revue Blanche, 1er octobre 1902]
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3/11/2018