Cyvoct : Présent !
Dans un contexte de forte répression de la presse libertaire et des anarchistes de manière générale, Antoine Cyvoct, anarchiste lyonnais est accusé à tort d’assassinat en 1882. Il est d’abord condamné à mort avant que sa peine ne soit commuée en travaux forcés à perpétuité. Récit d’un procès politique.
Après la répression de la Commune, le mouvement ouvrier se réorganise timidement. Le 2 octobre 1876 s’ouvre à Paris le premier congrès ouvrier depuis 5 ans, suivi d’un deuxième à Lyon fin janvier 1878. Au troisième congrès, à Marseille, il est décidé la création d’un Parti des travailleurs socialistes de France divisé en six zones géographiques. En juillet 1880, les travailleurs socialistes de la région de l’est se réunissent à Lyon et prônent le collectivisme économique et l’abstentionnisme politique. Toutefois, des tendances antagonistes aboutissent à une scission et à la création dès mars 1881 d’une Fédération révolutionnaire nettement anarchiste.
Ceux-ci marchent dès lors seuls et s’emparent même d’une société fondée plusieurs années auparavant dans le but d’éditer un journal défendant les intérêts de la classe ouvrière. Ce journal, dont le premier numéro paraît le 12 février 1882, s’appelle « Le Droit social ». La répression ne tarde pas à s’abattre sur le gérant, Louis Dejoux, qui se voit condamner le 25 mai 1882 à un an de prison et 200 francs d’amende pour des articles parus dans les numéros 8, 9 et 10 du journal.
Fin juillet, la Fédération se réorganise et se dote d’un nouvel organe. « L’Étendard révolutionnaire » prend la suite du « Droit Social » après 24 numéros et Crestin en accepte la gérance. Ce changement n’empêche pas la répression de se poursuivre. Le 16 août, Bonthoux, gérant du « Droit Social » en suite de Dejoux, est condamné à 13 mois de prison et 2000 francs d’amende pour des articles parus dans les numéros 16, 18, 20, 21, 22 et 23 dudit journal. Ce même jour, Bonthoux est condamné, conjointement à Crestin, pour provocation non suivie d’effet au meurtre, au pillage et à l’incendie. L’accusation repose sur la vente d’un placard révolutionnaire intitulé « Mort aux voleurs ! » lors d’une conférence de Louise Michel le 3 juillet. Les deux anarchistes sont condamnés à deux ans de prison et cent francs d’amende et Crestin, pour un délit d’audience, ramasse un an et un jour de prison supplémentaire pour injures à magistrat.
C’est peu de temps avant ce procès que la police apprend l’existence d’Antoine Cyvoct. Le 7 août 1882, lors d’une réunion générale des groupes anarchistes, le jeune tisseur est désigné nouveau gérant du journal « L’Étendard révolutionnaire » en remplacement de Crestin. Puis, le jour des procès contre Bonthoux et Crestin, les anarchistes apposent des placards annonçant une grande réunion publique tenue le soir-même. Au cours de celle-ci, Cyvoct prend la parole et, note le commissaire Baraban, prononce l’arrêt de mort des juges qui ont condamné Bonthoux et Crestin. Comme conséquence de cette réunion, relate Antoine, « le 7 octobre 1882, des poursuites furent dirigées contre moi pour excitation à la guerre civile, et le 9 octobre, soit deux jours plus tard, je quittai Lyon » (L’Hydre anarchiste, 09 mars 1884).
Il est réfugié à Lausanne depuis une dizaine de jours lorsque le lundi 23 octobre, à vingt-trois heures de distance, deux bombes retentissent dans la nuit lyonnaise et occasionnent un décès. C’est d’abord, dans la nuit du dimanche 22 au lundi 23 octobre 1882, vers 2 heures moins quart, le café-restaurant L’Assommoir, situé sous le théâtre Bellecour, dans le bâtiment qui abrite aujourd’hui la FNAC, qui est pris pour cible. Deux hommes et une femme s’installent dans un box particulier, se font servir un souper, et ressortent quelques instants avant qu’une explosion ne cause le décès d’un jeune employé, Louis Miodre. Puis, la nuit suivante, à 23 heures 45, la caserne de recrutement militaire de la Vitriolerie subit des dégâts matériels assez peu importants.
Le seul témoin pouvant dresser le portrait d’un suspect dans ce second attentat ne se déclare que le 2 mai 1883 et donne un signalement correspondant à celui de Cyvoct. Mais personne ne lui demande pourquoi il se déclare si tardivement alors qu’il est, depuis des mois, de notoriété publique que la piste suivie par les autorités est celle de Cyvoct, pas plus qu’on ne s’étonne que ce témoin soit en mesure, sept mois après l’attentat, de fournir une estimation de la taille du suspect dans un intervalle de deux centimètres.
En revanche, pour l’attentat de l’Assommoir, les témoignages mènent à une arrestation rapide. En effet, un « détail caractéristique » [1] remarqué les témoins, un pince-nez à verres bleus que portait l’un des deux hommes, conduit la police lyonnaise à arrêter, le 25 octobre, un anarchiste caladois, Antoine Desgranges. Celui-ci s’est fait remarquer le 21 octobre dans une réunion à Villefranche au cours de laquelle il a invectivé les bourgeois de l’Assommoir prostituant les filles du peuple. Desgranges confronté et innocenté, le commissaire spécial annonce au procureur de la République que Cyvoct, introuvable depuis le 9 octobre dernier, est revenu à Lyon le 23 pour repartir le 24 et qu’il était porteur d’un lorgnon à verres bleus.
Pour Antoine, l’origine de cette désinformation est simple : le commissaire spécial tient ses renseignements d’un mouchard parfaitement identifié, Aristide Valadier. Lors de la réunion au cours de laquelle Cyvoct est désigné gérant du journal, Crestin a donné sa démission pour protester contre Valadier. Les soupçons qui pèsent sur son rôle sont attisés par une campagne de presse qui commence à la mi-octobre. Plusieurs articles parus dans les quotidiens lyonnais révèlent un passé et des pratiques troubles [2].
Dès lors, l’instruction va faire en sorte d’étayer une version judiciaire des attentats avec Cyvoct comme principal suspect. Antoine entre d’ailleurs en conflit avec le juge Cuaz en lui reprochant sa partialité et sa conduite des auditions des témoins. Il l’accuse de chercher à orienter les réponses de quatre témoins pour les faire conclure à la ressemblance entre lui et l’individu de l’Assommoir. Puis, c’est au tour du juge Vial de retourner trois témoins dans le sens de l’accusation. Une voisine de Cyvoct qui, auditionnée par Cuaz, innocentait l’anarchiste, jette maintenant sur lui une lourde suspicion. Un autre qui, devant Cuaz, se montrait bien timoré dans son accusation devient empli de certitudes. Et puis un gendarme qui donnait un calendrier des événements ne coïncidant pas avec la version officielle le rectifie pour qu’il devienne conforme.
Des détails, livrés par les témoins, de la physionomie des deux hommes vus à l’Assommoir, sont allègrement mélangés pour correspondre au profil des suspects. Ainsi, le Procureur général de Lyon, Tallon, va composer, en piochant les détails adéquats dans la description des deux hommes vus à l’Assommoir, un portrait qui puisse se rapprocher autant que possible de celui de l’anarchiste Antoine Desgranges, un moment soupçonné d’avoir posé la bombe. Quant au reliquat de ces deux signalements, il s’applique, d’après le procureur général, assez exactement à Cyvoct.
Il faut dire que le profil d’Antoine Cyvoct se prête bien à l’opération visant à lui attribuer le double attentat. En effet, il subit, en quelques mois, pas moins de cinq condamnations. La première, par défaut, le 6 décembre 1882, pour son discours du 16 août, le contraint à deux ans de prison et 3000 francs d’amende. Puis, on l’implique dans le procès dit des 66 qui s’ouvre à Lyon le 8 janvier 1883. Il y est condamné par défaut à cinq ans de prison, 2 000 F d’amende et cinq ans d’interdiction des droits civils. Alors qu’il est réfugié en Belgique, il essaie de reproduire une expérience qu’il a apprise au cours de chimie de l’école industrielle de Bruxelles. Malheureusement, l’expérience se passe mal et l’explosion qui s’ensuit cause la mort de son ami Métayer. Cyvoct est alors poursuivi le 28 février pour usage de faux nom et fabrication d’armes prohibées mais le parquet de Bruxelles abandonne bientôt cette dernière prévention. Le 30 mai 1883, le tribunal de première Instance condamne Antoine à deux peines de 8 jours de prison et 26 francs d’amende pour port public de faux nom, une peine d’un mois de prison et 50 francs d’amende pour usage d’un faux passeport et une peine de trois mois de prison et 26 francs d’amende pour complicité de faux en écriture. Et puis, en août suivant, dans le conflit qui l’oppose au juge Cuaz, il est condamné à un mois d’emprisonnement pour outrages à un magistrat.
Le procès du double attentat du 23 octobre s’ouvre le 11 décembre 1883 au cours duquel les magistrats se jouent du jury. Interrogé sur la culpabilité d’assassinat, le jury répond par la négative. Sur la complicité, il ne répond par l’affirmative qu’à la question d’avoir « par machinations ou artifices coupables, provoqué à ce meurtre, ou d’avoir donné des instructions pour le commettre ? » L’un des jurés, interrogé plusieurs années après le procès, révèle que par « machinations ou artifices », onze d’entre eux sur les douze présents, avaient compris par ces termes vagues, la mise en cause d’un délit de presse ou de parole en réunion, condamnable par deux années de prison au maximum. Or, la magistrature estime qu’il s’agit de juger une participation effective sur les lieux mêmes de l’attentat. En conséquence, Antoine Cyvoct est condamné à la peine de mort et les onze jurés signent immédiatement un recours en grâce. Une commutation de peine intervient mais envoie Cyvoct au bagne, en Nouvelle-Calédonie.
Après quatorze années d’enfer, une grâce lui rend la liberté et il accoste à Marseille le 28 février 1898. Antoine s’engage alors dans la lutte pour les nombreux bagnards anarchistes, victimes des lois scélérates. Il s’engage aussi pour Dreyfus, qu’il croit, comme lui, victime d’une manipulation judiciaire. Enfin, il tente d’obtenir la révision du procès de décembre 1883. Mais malgré les incohérences de la version judiciaire, Antoine Cyvoct, n’a jamais obtenu justice.
P.-S.
Voir aussi sur le blog « Alexandre Jacob, un honnete cambrioleur » la section consacrée à Antoine Cyvoct
Notes
[1] Archives Départementales du Rhône 2U464, dossier Cyvoct-Assommoir, acte d’accusation daté du 23-11-1883.
[2] Parmi d’autres, citons Le Progrès, daté du 16-10-1882 ; Le Courrier de Lyon, daté du 17-10-1882 ; Le Courrier de Lyon, daté du 20-10-1882 ; Le petit lyonnais, daté du 20-10-1882 ; Le Courrier de Lyon, daté du 22-10-1882 ; Le Progrès, daté du 22-10-1882 ; Le Courrier de Lyon, daté du 23-10-1882.
Publié initialement ICI. Nous nous en faisons juste l’écho.
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23/10/2018