Dolmancé
« Sadique, sadique, on croit avoir tout dit quand on a épingle cette épithète au dos du premier maniaque. . . je veux dire du dernier maniaque venu… Parole d’honneur, c’est à hausser les épaules ou à se tordre ? » Et d’un coup de pouce étalant sur la table le jeu de cartes qu’il était en train de battre : « Les Anglais sont autrement forts que nous sur ce chapitre » et les lèvres tirées par un équivoque sourire, notre hôte Gérard Asseline continuait à échelonner sur le tapis vert les rois de cœur et les as de pique de sa réussite solitaire.
Dehors le vent soufflait en bourrasque et la mer striée d’écume, à la fois verte et blanche sous un ciel couleur d’écaillé d’huîtres, se démenait avec un bruit sourd entre les deux hautes falaises toutes ruisselantes de pluie ; il pleuvait depuis le matin, il avait plu encore la veille et, retenus à la villa des Saules par de torrentielles ondées d’équinoxe, voilà deux jours que nous nous cantonnions désespérément, mélancoliquement, essayant de tuer le temps et de tromper notre ennui par de successives parties de baccarat, dans le grand hall, transformé en salon de jeu, de la villa.
L’heure du courrier apportait seule une diversion à la monotonie de nos occupations, jetant au milieu de notre lassitude l’imprévu des lettres particulières et les racontars plus ou moins frelatés des journaux. Or, le courrier venait d’arriver : comme la veille, avides de nouvelles, nous avions déployé fiévreusement les feuilles, tandis qu’Asseline assez indifférent tentait une illusoire patience avec les cartes du baccarat soudain abandonné.
Georges Moor, Jacques de Tracy et moi, préoccupés de l’affaire Bloch, venions avec un ensemble touchant d’en lire le jugement et c’est ce jugement que nous discutions à voix haute, d’une extrémité du hall à l’autre, des divans respectifs où nous nous étions étendus, et c’est cette discussion, malgré nous passionnée et toute d’indignations frémissantes, que le flegme indolent d’ Asseline venait de doucher de toute la froideur de sa phrase railleuse.
« Les Anglais sont autrement forts que nous sur ce chapitre. »
Mais, comment rendre le geste fatigué de notre hôte et le dédain somnolent de sa voix.
Et, comme nous nous récrions tous, trop heureux et flattés, disions-nous, de céder là-dessus la supériorité aux sujets de sa gracieuse majesté.
Vous avez tous lu La Faustin, poursuivait tranquillement Asseline, question à laquelle Charles Moor, ayant répondu par un vibrant : « Ah ça, pour qui nous prends-tu donc ! » Asseline avait un mystérieux sourire et, tout en arrangeant ses cartes :
— Et vous vous souvenez de l’honorable lord Selwyn, l’inquiétant et fuyant personnage de la fin du volume, et du scandale soulevé, lors de l’apparition du livre, autour de ce nom.
Nous nous étions tus tous les quatre, ne sachant où voulait en venir Asseline ; lui s’était levé, était allé à sa bibliothèque, et prenant dans un rayon une merveilleuse reliure en peau de truie, feuilletait une minute, et d’une voix devenue mordante, il lisait maintenant, détachait et mettait en valeur tous les mots, l’épaule accotée à l’angle de la bibliothèque.
— Au fond, décidément, qu’est-ce votre ami Selwyn ?
Lord Annandale, occupé à allumer son cigare, en tira lentement une bouffée, regarda sa maîtresse en plein visage, et dit :
— Georges Selwyn. . . c’est un sadique.
Et sur une muette interrogation des yeux de Faustin, il ajouta :
— Oui, un homme aux amours… aux appétits des sens déréglés, maladifs. . . Mais qu’est-ce que vous. .., qu’est-ce que nous fait sa vie ?
Et il se mit à se promener dans le salon en laissant tomber de sa bouche :
— Une grande… une très grande intelligence… un savoir immense et un vieil ami de jeunesse.
Et puis, là-dessus, un silence.
— Sortez-vous aujourd’hui, Juliette ? fit-il au bout de quelques instants.
— Non !
Sur ce non, lord Annandale se dirigea vers les écuries.
Et avec un bruit mat Asseline refermait le livre de M. de Goncourt. Le charme évocatoire de ces quelques lignes lues à voix haute avait opéré. Nous avions tous maintenant présent à la mémoire, et dans les moindres détails, le louche et mystérieux ami de lord Annandale : nous revoyions tous et la fleur rose de sa boutonnière à la queue baignant dans un flacon plat caché sous le revers de l’habit, et son front d’hydrocéphale et sa figure de vieille femme, jusqu’à ses vêtements prétentieux et tachés et ses mains desséchées se terminant aux petits doigts par deux ongles enfermés à la chinoise dans un étui de métal.
Entre temps, la pluie avait cessé de tomber et par la large baie window de l’atelier, la plage, tout à coup baignée de soleil entre la double avancée des falaises, celle d’amont et celle d’aval, apparut lumineuse et comme transparente dans le brusque bleuissement du large !
– Et dire que dans ce décor d’opéra comique, ricanait notre hôte et lecteur Asseline, on est parfaitement exposé à croiser le spectre à demi rassurant de l’honorable Georges Selwyn !
– Comment ici, à Étretat même, entre la silhouette autrefois romantique d’Hamlet Faure et le vivant souvenir de Guy de Maupassant ?
– Mais oui, mais oui, persiflait Asseline avec un clignement d’yeux à mon adresse, il y a quelque trente ans, un homme d’allures étranges venait s’établir à Étretat, pas l’Étretat d’aujourd’hui, où les femmes se baignent en bas de soie de couleur, mais Étretat simple hameau de pêcheurs, des masures et des vergers ; et c’est dans une vraie chaumière à toit de chaume, au beau milieu d’un préau de pommiers que s’installait notre inconnu. Mais devant les yeux s’étendaient l’horizon que voici et tout à l’entour de profondes cavées, les chemins creux ombragés et toujours frais, même au moment de la canicule, que forment les hauts talus, plantés de hêtres et de frênes, de ce pays.
« En pleine verdure, comme je suis ici, à mivallée et déjà loin de la mer, une vraie retraite d’artiste ou de grand seigneur épris de solitude.
« Aucun changement ne fut opéré par le nouveau propriétaire, l’extérieur de la chaumière demeura le même… seulement à l’intérieur s’épanouit, dit-on, un luxe d’ameublement et de tentures bizarre, luxe de sorcellerie ou tout au moins d’hystérie pure. On n’en parlait d’ailleurs que d’après les furtifs regards coulés par les fenêtres ouvertes, car personne dans le pays, pas même les fournisseurs, ne pénétrait dans Dolmancé ; Dolmancé, le nom désormais inscrit en lettres noires sur la porte charretière de ce lieu de mystère. Dolmancé, j’abandonne à vos appréciations, Messieurs, le choix de ce nom pour une villégiature ; nous avons tous lu ou du moins essayé de lire l’œuvre du divin Marquis.
« C’était, paraît-il, entre autres merveilles, dans une longue, étroite et haute pièce tendue de soie violâtre, un squelette d’enfant ailé, comme un Eros, au crâne ceint de myrthe, voilé de gaze noire et ricanant, debout, au milieu d’un taillis de lauriers roses en fleurs. Dans une autre salle, celle-ci nue comme une allée de catacombes, un buste de bronze vert aux yeux d’argent bruni incrustés d’une émeraude, tête de femme Renaissance aux regards de pierreries, émergeait d’un flot de clair brocart et de bruissantes étoffes avec, sur le front, un hennin.
« Ailleurs, une cire peinte aux yeux inanimés, aux lèvres entr’ouvertes, chef de sainte décapitée, saignait accrochée à la muraille au-dessus d’un large bassin de cuivre débordant de lys rouges, comme d’une floraison de sang ; autre part enfin, un grand portrait de femme, qu’on eût du Vinci, vous offrait l’énigme de son sourire au fond d’un vieux cadre d’argent bossue de fruits d’agate et de raisins d’onyx. Et, partout, des voiles de gaze jetés compliquant les êtres et les objets de trouble et de mystère, puis dans des vases de forme hiératique une éternelle veillée de fleurs hostiles et symboliques, des liliums, des anthuriums et des orchidées, toute une flore méchante, posée, comme une offrande, au pied de chaque idole…, tout un intérieur empreint d’un mysticisme sombre à la fois catholique et païen, installation de fou ou de vieux Coppelius entrevue à de rares intervalles par l’entrebâillement des vitraux émaillés de devises archaïques sur fond d’azur glauque sablé d’or.
« Et dans le logis personne…, personne autre que l’homme aux allures étranges, promenant ses épaules voûtées et sa ricanante figure de vieille derrière la haie vive du préau. Cependant parfois deux êtres de rêve ou de cauchemar, tout au moins aussi inquiétants que leur maître, un enfant et une guenon.
« Une grimaçante et minaudière guenon, presque féminine de coquetteries et d’attitudes, presqu’humaine de laideur et toujours blottie dans le clair-obscur des pièces somptueuses dans quelque pose énamourée.
« Au cou un collier de métal bossue de turquoises, des bracelets autour de ses petites mains noires, une vraie macaque aux allures d’infante et, comme une infante, sachant au besoin porter la robe espagnole et bouffante et jouer de l’éventail.
« Quant à l’enfant, une merveille de beauté, un vrai page de Memling, quatorze ou quinze ans au plus, une de ces boys, comme l’Irlande seule en produit, aux yeux bleus flore, aux cheveux clairs nimbant le front d’un reflet de soie, le régal de chairs blondes et fraîches…, mais vivant là solitaire et farouche, plus invisible encore que la coquette guenon, comme dérobé avec un soin jaloux, caché à tout regard, l’air d’un Ariel captif ou d’un jeune prince envoûté de légende.
« Tout a été depuis supposé, imaginé et dit sur le trio… Mais alors la guenon constellée de bijoux et minaudant, affublée de craquantes étoffes, indignait surtout l’opinion des campagnes ; les paysans ont des chèvres et un érudit du lieu cita à l’appui du Balzac. Une Passion dans le désert.
« La vérité dans tout ceci ?
« Une nuit la chaumière de Dolmancé, ordinairement murée de silence, s’emplissait de vacarme et de cris : c’était des jurons exaspérés, des voix de colère, des sanglots et des plaintes, puis un bruit de dispute et des appels déchirants, puis un grognement rauque, un râle… Tout le village, une angoisse à la gorge, avait passé cette nuit-là, debout, les fenêtres ouvertes, le cou tendu dans la direction de Dolmancé.
« Le lendemain, le menuisier du pays était mandé à la chaumière ; il recevait du propriétaire la commande d’un cercueil d’enfant en cœur de chêne et, le cercueil livré, payé le double de son prix, trois jours après, la chaumière était fermée, volets clos, porte condamnée et l’honorable disparu… Une chaise de poste était venu le prendre dans la nuit.
« Quant au Memling et à la guenon, depuis la nuit des plaintes et des appels, personne ne les avait revus ! Pour qui le cercueil ? pour l’enfant blond ? pour la macaque ? Mystère ! Un crime à n’en pas douter avait été commis. On a parlé longtemps de jalousie et de vengeance ! Quels liens pouvaient unir entre eux ces trois êtres bizarres ! Quel caprice avait bien pu les désunir !
– Un conte d’Hoffmann, concluait de Tracy.
– Ou une farce à la Vivier, insinuait Georges Moor : Londres est le pays du fun. Le fun, la farce à froid, sinistre, exaspérante, l’Angleterre est la patrie de ces gaietés affilées et coupantes comme l’acier : l’honorable Georges Selwyn n’était peut-être qu’un mystificateur macabre, ayant pioché son Swift et son Poë.
– Toujours est-il, reprenait Asseline, que deux mois après une voiture de déménagement venait emporter le mobilier de Dolmancé, le nom du domaine disparaissait de la porte charretière et la masure, le pré et le verger, tout était mis en vente chez Me Récipon, notaire à Criquetot, où mon père s’en rendait acquéreur. . . La villa des Saules est l’ancien Dolmancé; vous êtes, mes amis, sur les lieux du Mystère… »
Nous regardions tous Asseline dans les yeux ; il avait repris tranquillement place à la table de jeu ; la pluie retombait de plus belle et les grands hêtres du jardin, secoués par la bourrasque, courbaient éperdument leurs cimes bruissantes.
Jean LORRAIN
Dolmancé avait paru d’abord dans Sensations et Souvenirs, en 1895. Réédition dans le choix procuré par Michel Desbruères Contes d’un buveur d’éther, dans la Bibliothèque Marabout, en 1975, p. 5 7-63, sans l’illustration, bien entendu, mais avec une dédicace à L. W.Hawkins — le poète anglais naturalisé français, auquel Lorrain dédie également Nuit de janvier (Un Démoniaque), 1895, p. 325-336. Le conte fait honneur à Hoffmann ; y paraît aussi le vieux Copelius ; un logis de « sadien- ne » apparence y est évoqué, mais cette fois, le cauchemar situe le « pavillon des Sablons » — acheté par Sade en 1778 — rien moins que sur le quai de. . . Passy ! Il y a des rapprochements qui sont faits pour paraître issus de la nécessité. — Sur la nouvelle de Lorrain, voir les quelques remarques de Michel Delon, « Un type épatant pour les saloperies ». Dans Ch. Grivel (éd.), Jean Lorrain : vices en écriture, Revue des Sciences Humaines, n°230 (1993), p. 170-172. — Eugène Vivier (1817-1900). Cornetiste virtuose. « Caractère original et facétieux, il s’était acquis – dit Pierre Larousse — une assez grande renommée par ses réclames excentriques et ses mystifications ». Il paraît que sa ressemblance avec Napoléon III lui servait pas peu à cela, -r- Hamlet Faure : je n’ai pas pu dépister ce personnage. — Coppelius : C’est le créateur d’Olympia, la poupée vivante de L’Homme au sable, d’Hoffmann. Le conte date de 1813.
Fiche bibliographique par Charles Grivel
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15/08/2018