Hôpital silence
Par Nicole Malinconi
Postface de Jean-Marie Klinkenberg
L’hôpital. Des femmes y viennent, seules ou accompagnées. Pour se délivrer. Mais en ce lieu clos, elles font l’expérience de l’oppression et du silence. Livre faisant entendre les échos sourds de la souffrance humaine, Hôpital silence est aussi une méditation sur la violence et sur le corps.
« J’avais souvent pensé, à propos de l’hôpital, que ce devait être un lieu protégé du mensonge et de la vanité… Je ne savais pas qu’il fallait compter avec la haine. Ou peut-être la peur. »
Une femme est entrée pour une opération. Un kyste à l’ovaire. Le médecin le lui a montré, sur l’écran : elle a vu des masses nuageuses, un paysage lunaire ; les ténèbres de son ventre où se passe quelque chose d’anormal ; quelque chose qu’il faut enlever. «Masse liquidienne de 55 × 45 mm para-utérine, de volume régulier. Aspect kyste ovarien séreux. »
Il faut l’enlever, par prudence, pour éviter que cela évolue, a dit le médecin.
Le mot n’a jamais été prononcé, ni écrit. Mais elle a pensé, elle, à ce cancer dont est morte sa mère, cinq ans auparavant ; elle sait que cette petite chose à l’intérieur d’elle-même pourrait un jour faire que l’équilibre se rompe, que tout bascule dans la maladie.
Mais personne n’en dit rien.
Elle vit seule, elle a cinquante ans. Avant de venir à l’hôpital, elle a nettoyé et rangé sa maison. Elle est allée chez le notaire, mettre ses a aires en ordre.
Elle entre un lundi, à la fin de l’après-midi. À l’accueil, son nom n’est pas inscrit sur la liste : on a oublié. Ou bien on a fait une erreur.
Il faut qu’elle attende, dans le hall, avec sa valise: que l’on atteigne le médecin et qu’il confirme que c’est bien aujourd’hui.
Alors, c’est la préparation. Une petite pièce avec une table d’examen et des armoires vitrées. Du métal et du verre.
On ne lui parle pas. On a laissé la porte entrouverte. Trois infirmières sont dans la pièce ; elles discutent de l’organisation de leur travail, car une quatrième est malade. Elles sont énervées. L’une d’entre elles lui fait un lavement sans lui expliquer ce qu’elle fait. Elle n’a jamais eu de lavement ; elle ne sait pas qu’il faut retenir l’eau. L’infirmière lui crie de serrer les fesses, mais c’est trop tard : il y a de l’eau par terre. Elle court aux toilettes.
Et elle rit.Pendant le lavement, une autre infirmière lui posait des questions pour le dossier : « Êtes-vous catholique?» «Qui faut-il prévenir en cas de besoin?» Elle avait ri qu’on lui pose des questions pareilles pendant un lavement.
Elle est là, vivante, avec un nom, un corps, une histoire, une parole, et on fait comme si elle n’avait pas de parole. Il doit y avoir deux mondes, étanches, celui où les mots sont vidés de leur pouvoir de mots, ne désignant plus rien, fonctionnels, équivalents. «Qui – faut – il – prévenir – en – cas – de – besoin – n’oubliez – pas – de – serrer – les fesses – êtes – vous – catholique?». Et un autre monde, où elle vogue depuis de longues semaines, où vivre, c’est parler de ce corps qui est une question, et dire – elle le sait – la possible confrontation avec la mort.
Elle dit: On reçoit des papiers à l’entrée, puis on les met sur sa table et on reste là tout seul avec les papiers. C’est dur.
Elle restera toute la journée du lendemain dans sa chambre, sans qu’on lui explique pourquoi il faut attendre si longtemps avant l’opération, pourquoi ces quelques examens échelonnés sur un temps incommensurable et silencieux.
On la transporte en salle d’opération dans un lit roulant. L’infirmière est à la tête du lit. Elle ne voit pas l’infirmière. Il faut traverser le couloir et prendre l’ascenseur. Aux portes battantes du couloir, elle veut, de son lit, maintenir un battant, mais la voix de l’infirmière retentit: Ne touchez pas la porte! Le bras sous la couverture!
Pour l’ascenseur, il faut attendre. L’infirmière ne lui parle pas, ne regarde pas, elle est dans son monde blanc, elle pousse un lit en salle d’opération, elle fait son travail, correctement.
En salle, hormis le bonjour du médecin qu’elle connaît, personne ne lui adresse la parole. C’est un chassé-croisé de conversations qui lui parvient ; on plaisante, on se dit bonjour, on prend le temps, on est détendu.
La salle est carrelée. À nouveau les bruits métalliques. Elle a froid. Elle trouve la table étroite. Il faut placer les bras dans les gouttières.
Elle est soulagée de dormir.
[…]
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27/05/2018