Monica GRUSZKA.
Voici quelques chroniques, parfois sous pseudonyme, de Monica GRUSZKA, décédée il y a un peu moins d’un an, que nous ne connaissions pas, mais dont nous apprécions les contributions dans A Contretemps. Vous pouvez lire ICI l’hommage à Monica et le texte qu’elle avait écrit pour ses obsèques. C’est Freddy Gomez, son compagnon d’un quart de siècle, qui le lut le 6 janvier 2017, au crématorium du Père-Lachaise.
■ Anne STEINER
LE GOÛT DE L’ÉMEUTE
Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque »
Montreuil, Éditions L’Échappée, 2012, 208 pp., ill.
En ces temps faussement consensuels où le moindre assaut d’indignation active, c’est-à-dire débordant à peine du cadre légal autorisé, suscite l’émoi moralisateur des commentateurs civilisés des « 20 heures » télévisuels, il n’est pas vain de se souvenir qu’en d’autres époques – assurément plus sauvages que la nôtre, du moins dans l’expression des colères populaires –, la résistance des exploités provoqua, à Paris et dans sa banlieue, des frayeurs pour le coup très réelles du côté de leurs exploiteurs et des divers supplétifs – journalistes compris – de l’ordre bourgeois.
En nous plongeant dans le chaudron social des années 1908-1910, le livre d’Anne Steiner a, sans doute, pour principal mérite de nous faire sentir à quel point, plus qu’élément structurant du mouvement ouvrier sous forte influence syndicaliste révolutionnaire de la « Belle Époque », la pratique émeutière fut une manière de résistance spontanée à la répression systématique qui s’exerçait contre lui. C’est en tout cas ce qu’on retient des grandes colères sociales retracées par ses soins dans cet ouvrage : la grève des terrassiers de Draveil-Vigneux (1908), la révolte des boutonniers de l’Oise (1909), le mouvement de protestation contre l’exécution de Francisco Ferrer (1909), la lutte des ébénistes du faubourg Saint-Antoine (1910) et le combat pour sauver le cordonnier Liabeuf (1910). Dans tous ces cas, la pratique émeutière n’est jamais la résultante d’une quelconque stratégie préétablie, mais d’une juste colère contre l’injustice sociale – et surtout contre l’ordre armé qui la couvre.
Anne Steiner note avec à-propos que les syndicalistes révolutionnaires étaient trop habiles à évaluer les rapports de forces pour penser un seul instant qu’une stratégie insurrectionnelle pouvait être victorieuse. D’où leur idée d’une révolution venant « de partout et de nulle part » et fondée sur une grève générale capable de « prendre le contrôle des centres de production » et de « bloquer les secteurs assurant la circulation des richesses, des marchandises, des informations et des troupes ». En revanche, le recours à l’action directe, au sabotage ou à la chasse aux « jaunes » faisait indubitablement partie de l’arsenal de la CGT des origines, celle que nos modernes contempteurs du moindre désordre n’hésiteraient pas à qualifier d’entreprise terroriste ou, plus simplement, d’association de malfaiteurs.
Ce qui apparaît clairement à la lecture de ce livre aussi documenté que vivant, c’est que, même dans des cas non directement liés à des faits de grève, comme ceux qui mobilisèrent des multitudes en faveur de la mémoire de Ferrer ou de la survie de Liabeuf, la perspective émeutière finissait toujours par être au rendez-vous de l’histoire. Et que, d’une certaine façon, ce goût manifeste d’en découdre assumé par des « foules sans leaders ni organisation », mais attachées à des symboles précis – le rouge ou le noir des drapeaux, les chants de L’Internationale ou de La Carmagnole, les slogans éternellement répétés de « Mort aux vaches ! » ou de « Mort aux bourgeois ! » – révélait un niveau de conscience sociale, cette conscience du malheur dont parlait Pelloutier, infiniment supérieur à celui que nous connaissons aujourd’hui.
D’aucuns trouveront qu’il y a, dans ces pages, trop de fascination intellectuelle pour « ces foules sensibles et inflammables, versatiles parfois, courageuses toujours, affrontant avec des armes improvisées ou à mains nues les dragons casqués ». Et peut-être n’auront-ils pas tort, même s’il n’est pas certain qu’il faille toujours tenir l’esthétique à distance respectable de l’histoire. Surtout de celle-là. Car il faudrait aussi, pour le coup, reprocher à Anne Steiner cet ardent désir, qu’on ressent à la lecture de son beau livre, que se lève, non pas l’émeute, mais un vent d’authentiques et insoumises révoltes puisant, dans cette histoire oubliée de l’indocilité ouvrière, des forces pour résister aux projets dévastateurs des actuels maîtres du monde.
Monica GRUSZKA
■ Rirette MAÎTREJEAN
SOUVENIRS D’ANARCHIE
La vie quotidienne au temps de « la bande à Bonnot » à la veille d’août 1914
Quimperlé, Éditions La Digitale, 2005, 136 p.
Figure attachante d’une anarchie passionnelle dont les premières années du siècle dernier libérèrent bien des énergies, Rirette Maîtrejean, de son vrai nom Anna Estorges (1887-1968), laissa quelques traces écrites de ses aventures, principalement ses « Souvenirs d’anarchie », publiés dans le quotidien Le Matin dans la seconde quinzaine d’août 1913.
Édité par La Digitale en 1988, ce texte fait aujourd’hui l’objet d’une réédition très augmentée puisqu’elle comporte deux autres écrits de Rirette Maîtrejean : « Commissaire Guillaume, ne réveillez pas les morts ! » – publié dans les numéros 15 (11 mars 1937) et 16 (18 mars 1937) de l’hebdomadaire Confessions – et « De Paris à Barcelone » – publié dans le numéro 21 de l’excellente revue Témoins [1]. Le tout est complété d’une intéressante étude de Luc Nemeth – « Victor Serge marqué par son passé » [2] – et de deux annexes, la première de définitions et biographies, la seconde reprenant un extrait d’un article rédigé par Alexandre Croix et publié dans le numéro spécial du Crapouillot consacré à l’anarchie (janvier 1938).
Quand Rirette Maîtrejean livre ses « Souvenirs d’anarchie » au Matin, le dernier condamné de « la bande à Bonnot », Callemin, dit Raymond-la-Science, a été guillotiné il y a tout juste cinq mois. Kibaltchiche, l’homme de sa vie et futur Victor Serge, purge, lui, cinq ans de prison. Les juges en ont fait, par commodité, le « théoricien et organisateur du banditisme anarchiste ». À vingt-six ans, Rirette, qui fut acquittée au cours du même procès retentissant, cherche à tourner la page. Simplement. Sans trahir. En portant un regard juste ce qu’il faut critique sur cette folle révolte qui mena certains des siens de l’illégalisme à la criminalité. Au passage, c’est tout un univers, singulièrement riche de personnalités hors normes, qu’elle fait revivre et dont elle s’extrait. Pour ne pas sombrer.
Vingt-quatre ans plus tard, le monde a tremblé sur ses bases. Plusieurs fois. Une guerre mondiale l’a décimé ; une révolution a levé de faux espoirs à l’Est ; le fascisme pointe partout. C’est à ce moment que Rirette reprend le fil de ses souvenirs de jeunesse, les mêmes, mais allégés, cette fois, de leur tragique actualité. Le temps panse les plaies, comme on dit. Sollicitée par une revue à sensation, elle accepte de répondre au commissaire Guillaume, dont un livre, qui se vend bien, évoque, à sa sauce, « les bandits tragiques ». « Nos idées étaient belles, écrit Rirette. Malheureusement, ces néophytes, ces gosses, ne savaient pas en dégager la leçon abstraite. Ils ont tué… Dans les mémoires du commissaire Guillaume, je cherche notre vie, nos pensées, nos fautes. Mais je n’y trouve que des coups de feu, des récits de luttes, des courses folles en auto. Et je me révolte ! » C’est cette révolte, intacte, qui fait la justesse de ses propos et la beauté de ce texte.
Le troisième, écrit en 1959, évoque la haute figure de Kibaltchiche, devenu Serge, mort à Mexico en 1947, après avoir pérégriné à travers le monde, tout imprégné de l’idée de révolution. Sous les mots de Rirette, c’est indubitablement l’amour qui pointe, ineffaçable.
Femme-braise, il suffisait d’un souffle de souvenir, en somme, pour que le feu qui couvait en elle se rallume. Cette ardente jeunesse, qui fut la sienne, elle ne la renia finalement jamais. Pour son honneur.
Arlette GRUMO
■ Ernest CŒURDEROY
CORRIDA
Lyon, Atelier de création libertaire, 2003, 62 p.
Ernest Cœurderoy, quarante-huitard frénétique, avait sans doute un défaut majeur : il souffrait de la souffrance des autres. De son exil, l’écorché vif nous livra quelques pages admirables sur la trahison et l’éloignement. Déplacé partout, ignoré de ses semblables, fou d’un amour impossible pour les humains, il s’entêta, avec une belle constance, à la haine : haine de l’oppression, des chefs et des esclaves. Après la Suisse, la Belgique et l’Angleterre, Cœurderoy séjourne en Espagne, où son indignation va trouver à s’exprimer, cette fois, dans la dénonciation d’une coutume locale. Cette Corrida que publie ACL occupe un chapitre de ses Jours d’exil, écrit en 1855. Cœurderoy, « gitano du socialisme », y manifeste une belle sympathie pour le taureau et une profonde aversion pour ses exécuteurs enluminés. « Matador, bourreau, tueur de bêtes, assassin d’amour, assemblage de muscles, d’os et de sang qu’on revêt de broderies d’argent et d’or ! Je ne te parlerai pas de sensibilité, de cruauté, de l’univers, des rapports des êtres entre eux, des droits de l’homme et de ceux de l’animal, du principe de ton existence et de la sienne. Tu ne sais rien de tout cela ; ton métier est de détruire pour vivre ! » Le reste est à l’avenant, noir de colère et échevelé. En introduction de Corrida, on lira avec profit un texte d’Alain Thévenet – « Ernest Cœurderoy, poète, anarchiste » – qui situe la vie et l’œuvre de l’irascible exilé. En postface, un texte d’Yves Bonnardel – « Les pieds dans le plat » – nous livre une analyse percutante de la détestation de l’anti-toromachique voyageur.– Monica Gruszka
■ Jean-Luc DEBRY
PIERRE PIROTTE OU LE DESTIN D’UN COMMUNARD
Paris, Éditions CNT-RP, 2005, 214 p.
« Pirotte est un homme estimé qui gagne bien sa vie et qui, pour l’instant, ne se soucie pas de politique. » C’est par ces mots que s’ouvre – ou presque – le fort beau récit que Jean-Luc Debry consacre à Pierre Pirotte, son arrière-grand-père, et qui dépasse, et de beaucoup, le cadre de la saga familiale pour faire revivre, à travers le parcours d’un personnage attachant, une époque magnifique d’impertinence et de naïveté.
Tout commence le 4 septembre 1870. Les rues du Quartier latin, où réside le citoyen Pirotte, marchand de cannes de son état, résonne de ferveur populaire. Il assiste au spectacle, « attentif et assidu », mais dégagé de toute connivence politique particulière avec les manifestants. Place de l’Hôtel-de-Ville, la République est proclamée.
Une République fraternelle de paix et de justice, veut croire la foule en délire ; une République dès cet instant usurpée, pourtant, par les « Jules » (Favre, Ferry, Simon), qui rallient à leur cause le général Trochu – « participe passé du verbe trop choir », déclarera Victor Hugo – au nom des intérêts bien compris d’une bourgeoisie avant tout soucieuse de les préserver. Sitôt acclamée, donc, cette République, pourrie jusqu’au la moelle, entame sa marche vers la trahison du fol espoir qui la porta. L’Histoire est friande de ces journées de dupes où les fausses victoires dissimulent les vraies défaites. Ce 4 septembre 1870 fut, à l’évidence, de celle-là. Pirotte se contenta de la vivre au gré des événements, sans enthousiasme délirant, mais avec sympathie et « sa conscience pour lui ».
Il faut peu de temps pour que le républicain gouvernement « de Défense nationale » ne comprenne que, tout compte fait et pour Prussien qu’il soit, Bismarck offre à ses bourgeois représentants davantage de garantie que le peuple de Paris, dont l’ardeur patriotique est en train de s’armer de conscience de classe. Échappant de plus en plus à son contrôle, la Garde nationale, cette milice populaire née de la Grande Révolution et mise en sommeil sous l’Empire, se politise à grande vitesse. Elle formera les bataillons des futurs fédérés d’une Commune, dont l’idée germe déjà sous les rigueurs du Siège.
C’est précisément en rejoignant cette Garde nationale, comme instructeur, que Pirotte est happé, sans s’en douter encore, dans le tourbillon de l’Histoire. Ses raisons tiennent alors, pour l’essentiel, de la nécessité : il a 35 ans et, son commerce périclitant, il court, pour nourrir sa famille, après les 30 sous de solde qu’assure l’engagement. L’existence est ainsi faite : le besoin de survie précède la conscience d’une autre vie possible. C’est l’histoire d’un cheminement.
Celui de Pirotte le mène, étape par étape, de la conviction, vite acquise, que le peuple de Paris est seul à vouloir vaincre l’armée d’occupation à la certitude que cette fausse République doit être jetée aux poubelles de l’Histoire. Dépourvu de toute attache idéologique, c’est par l’expérimentation de la défaite et la perception de ses causes qu’il se détermine. « Trahis au Bourget, trahis à Buzenval, les gardes nationaux et les moblots comptaient leurs morts, écrit Debry. Morts pour rien ! On aurait voulu qu’ils apprissent à leurs dépens que la victoire n’était plus à l’ordre du jour qu’on ne s’y serait pas pris autrement. » En passant, comme tant d’autres combattants du Siège, du doute à la colère, le citoyen Pirotte s’ouvre progressivement aux échos de la révolte portés par l’ancienne mémoire de 1793 ou de 1848 et repris par les révolutionnaires de l’époque – blanquistes et membres de l’AIT, essentiellement –, unis sur l’objectif mais divisés sur la méthode. Dans les salles enfumées du café Campionnet ou de la brasserie Andler, que fréquente Pirotte, s’élaborent, au gré de l’événement, les contours d’une République sociale.
Il ne peut y avoir de révolution sans conjonction historique entre le rêve émancipateur porté par une minorité et la capacité d’agir du plus grand nombre. La révolution, c’est précisément ce moment où les exploités se saisissent de l’imaginaire révolutionnaire pour le rendre possible. La Commune fut, sans doute, une de ces brèches d’exception dans le mur de l’Histoire, un bonheur d’être au monde parce qu’on agit sur lui.
Le principal intérêt de ce livre – fort bien écrit au demeurant –, c’est précisément de marcher dans les pas du plus grand nombre – les communards de base–, dont les grandeurs et les faiblesses s’incarnent à merveille dans l’histoire de Pirotte, « homme d’ordre et de raison ». Car il ne faudrait pas croire que, sitôt mises en mouvement, les masses seraient forcément prêtes à monter à l’assaut du ciel. Elles hésitent autant qu’elles avancent. Il arrive même qu’effrayées de leur propre audace, elles stagnent ou reculent.
Il fallut du temps, par exemple, pour que les insurgés parisiens du printemps 1871 – ces hommes et ces femmes de base qui peuplent le récit de Debry – comprennent, quand ils l’ont compris, la vanité de leur légalisme républicain. Il fallut du temps, encore, pour que l’idée d’un compromis honorable avec les Versaillais disparaisse de leur esprit. Il fallut, en somme, que la volonté d’extermination des Thiers et des Gallifet tranche à leur place. Le capitaine Pirotte, qui fut de tous les combats et tint une des dernières barricades de la Commune, participa jusqu’à la Semaine sanglante de cette illusoire croyance que « la République devait pouvoir s’accommoder du programme de la Commune ». Il était loin d’être seul à le penser parmi ses frères de lutte.
Réussissant à échapper aux exécuteurs et aux mouchards, Pirotte parviendra par miracle, grâce à quelques complicités, à quitter Paris pour rejoindre son frère, installé dans l’Eure. Malgré les précautions d’usage, il sera dénoncé par les notables du lieu à la police, puis condamné, le 3 novembre 1871, à la déportation « simple » en Nouvelle-Calédonie. De Fort-Boyard à la forteresse de Quéhern, en passant par la citadelle de Saint-Martin-en-Ré, Pirotte connaîtra le triste sort des enfermés de la Commune, livrés aux caprices et aux brimades d’une soldatesque haineuse dans l’attente de leur transfert à Nouméa. Trois ans ainsi, avant le grand voyage vers cette Terra Incognita, où il débarque le 4 janvier 1875, après une longue et terrifiante traversée de cinq mois. On le destine à l’île des Pins, où il restera cinq ans, jusqu’à ce que fût promulguée, le 8 juillet 1880, l’amnistie pleine et entière des communards.
De ce temps de déportation, raconte Debry, Pierre Pirotte retiendra d’abord qu’il « fut un grand et bon moment de fraternité », cette fraternité qui naît des défaites et qui transcende l’épreuve. Ce livre, on l’aura compris, est un hommage à ce communard qui défia, par conscience, l’ordre du monde, mais aussi celui de sa propre vie. Un hommage mérité, un bel hommage.
Monica GRUSZKA
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9/12/2017