Les Radeaux d’Elizabeth
Il y a longtemps que la nef a sombré. Elle avait à peine pris le large que la tempête en avait eu raison.
Hommes et femmes ne s’étaient pas encore ébroués sur le pont. Ils n’avaient pas salué le lever du jour. Ils avaient seulement compris qu’ils étaient nus et que honte et douleur ne les lâcheraient jamais. C’était leur seul bagage lorsque la nef s’ouvrit par le fond. Ceux qui le purent s’emparèrent des radeaux et s’abandonnèrent à l’espace et au temps. Il n’est pas de plus juste image pour donner forme essentielle à la condition humaine.
Des vagues déferlent, à présent, dans la nuit sans issue, dans cette ténèbre existentielle qui forme le lieu entier de l’atelier d’Elizabeth Prouvost. Comme une réminiscence des commencements, elles portent encore les noms des convulsions initiales dont le monde périt: Folie, Douleur, Amour, Dévoration, Rapt, et leur postérité d’horreur, Damnés, Pendus, Métamorphoses, Crucifixion. La charge est au plein dans la pulsion, l’enchevêtrement, la houle charnelle, l’exaltation centrifuge, la danse qui rampe et qui bouillonne, qui érupte et s’effondre. On ne voit pas les rouleaux de vagues et creux de mer qui agitent le radeau et le précipitent vers la fin sans fin, proférée depuis toujours par tous les oracles. Mais on a le spectacle des rescapés pour illustration du destin humain: la beauté ravagée, le désir affolé, la chair ressassée, la prolifération et le grouillement sans échappatoire.
Telle est la partie visible du cataclysme, dépouillée des oripeaux, que seraient , dans une fresque romantique, l’ouragan, le déluge, le raz de marée. Ici, le pittoresque est supprimé et sublimé. Il ne reste que les corps saisis dans leur total dépouillement, abandonnés à la fureur interne qui les hante, qui les dresse et les plie et les ouvre jusqu’à la transe, là où l’horreur se transcende elle-même en inspiration chorégraphique et déchirure de la beauté: femme en son remous, homme sur le versant, amants dans la tourmente-être de spasme, entre agonie et résurrection, aveugles et déments, embarqués sans explication pour une fugace éternité.
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9/08/2016