La Faune des cadavres
Dans la première moitié de ce traité fondateur, l’entomologiste Jean-Pierre Mégnin (1828-1905) résume de façon parfaitement accessible quinze ans d’études sur la datation de la mort d’un sujet par l’observation de son cadavre sur lequel se sont succédé, à intervalles réguliers, de nombreuses « escouades » d’insectes. Nous suivons donc avec lui les phases principales de l’envahissement et de la destruction de l’hôte par ses « invités », phases éclairantes tant du point de vue zoologique que de celui de la médecine légale.
La seconde moitié du livre renferme dix-neuf observations médico-légales faites par l’auteur et quelques autres naturalistes, observations qui constituent d’excellents exemples d’application et démontrent leur parfaite fiabilité.
L’ouvrage est illustré d’une dizaine d’aquarelles peintes par Xavier Carteret à l’occasion de notre édition.
Et nous en profitons pour vous renvoyer à notre article intitulé La chrysalide du cochon, petit précis d’entomologie forensique à l’usage des parents pour expliquer à leurs enfants ce qu’est la mort et accessoirement la littérature, dans la revue Quoique deux. On y évoque la Faune des cadavres de Mégnin.
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7/02/2016
« Pierre Castan ouvre les yeux.
Derrière le pare-brise sale, le monde est toujours là : une aire de repos écrasée par la chaleur.
Herbe jaune piétinée jusqu’à la trame. Poubelles débordant de déchets. Tables de pique-nique en ciment dont les angles révèlent des moignons de métal rouillé. Mouchoirs tachés de merde, recouvrant la merde elle-même, au gré des buissons longeant la clôture de l’autoroute. Au-delà : des champs moissonnés happés par l’horizon.
Mouches voletant sur les mouchoirs maculés. Mouches sur le pare-brise, bourdonnements brefs. Ne pas se fixer. Ni sur la douceur du caca ramolli. Ni sur la courbe brûlante du verre.
Lucilia Caesar ou mouche à merde.
À tort : se nourrit de nectar et de pollen. En revanche, elle pond ses œufs sur les charognes qui nourriront les larves.
Lucilia Caesar vaut la peine d’être vue par microscope. Dos vert aux reflets jaunes. Yeux orange. Ailes translucides et profilées. Six pattes articulées. Des poils symétriques sur tout le corps comme autant de capteurs.
Lucilia Caesar est une perfection de la nature. Nous lui sommes redevables pour son activité pollinisatrice hyperactive. Son espérance de vie est de trois jours. Elle est un pilier du Millenium Ecosystems Assessment (MEA) : bénéfices que les humains retirent des écosystèmes sans avoir à agir pour les obtenir. Service gratuit, mutualisation du bien commun.
Parmi ces bénéfices, celui de faire partie des premiers insectes à visiter un corps en décomposition.
Derrière le pare-brise sale, Pierre Castan ne bouge pas. Il fixe la mouche quand la mouche se présente. Sa chemise est une flaque de sueur. La sueur a coulé sous la ceinture et le pantalon de toile, entre la raie de ses fesses. Il a fermé toutes les vitres, laissé sa Renault Vel Satis en plein soleil. Moteur éteint, sans air conditionné. Il fait croire à son corps qu’il a entamé son calvaire, qu’il va mourir comme ça, déshydraté. Il lui fait croire qu’il est enfermé, qu’il ne peut ouvrir le loquet de la portière, que les vitres sont incassables.
Le corps est crédule. Alors le corps commence à se rebeller, à envoyer des signaux de détresse : soif, crampes à l’estomac, fourmillements dans les cuisses, transpiration excessive. La langue gonfle dans sa bouche. Mousse blanche aux commissures.
Mourir prend du temps. Évacuer les cinquante litres d’eau contenus dans un corps de soixante-quinze kilos. Le poids estimé de Pierre Castan depuis qu’il en a perdu une quinzaine sur l’autoroute. Pierre sait exactement ce qui se passera avec son corps s’il nie à l’organisme la stimulation de la soif et le geste réflexe d’ouvrir la portière : il finira par s’endormir toujours plus fréquemment. La transpiration diminuera progressivement ainsi que la production d’urine. L’eau des cellules pénétrera alors dans la circulation sanguine. Les cellules fonctionneront de moins en moins bien au fur et à mesure qu’elles se contracteront. Les tissus du corps commenceront à se dessécher. Les cellules cérébrales étant les plus sensibles à la déshydratation, le sujet présentera un épisode de confusion. La pression artérielle s’abaissera au-dessous du seuil minimal, entraînant des vertiges et une sensation de perte de conscience imminente jusqu’au choc hypovolémique. Conséquences : lésions graves des organes internes : foie, reins, cerveau.
Enfin, le coma.
La libération.
La mort.
Absence de larmes. Avantage de la déshydratation.
Pas de pourriture du corps, mais momification. Mourir sec, sans gonflements. Sans gaz. Sans putréfaction. La classe.
Mais.
Derrière la vitre sale, il y a l’aire de repos écrasée par la chaleur du mois d’août.
L’herbe jaune usée jusqu’à la trame, mettant à nu la terre sèche et poussiéreuse.
Les poubelles pareilles à des abcès crevés dégorgeant de sucres et de graisses.
Les tables de pique-nique aux angles mutilés.
Les mouchoirs parfumés chimiquement chargés de merde.
Les mouches. » (JOSEPH INCARDONA)