Camille Lemonnier par Emile Verhaeren
à l’Hôtel de Ville de Bruxelles en novembre 1913.)
Presque chaque fois qu’il m’était fait l’honneur, dans Bruxelles, de m’adresser à quelqu’une de vos assemblées, c’était là, devant moi, que je le voyais assis, lui, Camille Lemonnier, mon ami et mon maître.
Aujourd’hui, pour le voir encore, je ne peux qu’évoquer parmi vous, son ombre ; et cela seul me remplit d’émotion et d’angoisse.
Est-il vraiment là ? M’écoute-t-il encore ?
Les paroles que j’ai rassemblées pour dire avec simplicité et tendresse l’homme qu’il fut, en saisit-il la filiale et attentive ferveur ?
Je me souviens — il y a bientôt trente ans de cela — qu’en pénétrant, un soir d’hiver, dans sa maison paisible, mais comme brûlante de tout l’énorme et torride travail qu’il y entassait, je le surpris rêveur et mal en train.
Lui, d’ordinaire si ferme et si vaillant, semblait taciturne et déçu. Sa parole abondante se faisait rare. Son regard dardé par dessus le pince-nez était plein de reproches. Les meubles amis qui l’entouraient, les livres rangés sur la table, les journaux dépliés et chiffonnés sur les fauteuils, même la lampe, apparaissaient boudeurs et renfrognés.
Après quelques phrases banales, dites uniquement pour casser le silence, je fus sur le point de me retirer, quand lui, se levant et me saisissant le bras tout à coup : « Eh bien ! non, jamais, me cria-t-il, je ne tirerai rien de ce pays. J’en serai méconnu après vingt, trente, quarante ans de labeur, comme je le suis aujourd’hui. Il n’y a rien à faire, rien à faire ! Mon oeuvre sera ignorée par ceux qui en sont les protagonistes et les héros, et si quelqu’un de mes écrits survit au temps grâce à sa force profonde et encore secrète, ma vie, en tous les cas, ma vie tenace et enflammée restera pour toujours sans lumière ».
Je me hâte de protester, Mesdames et Messieurs, contre ces sombres et déjà anciennes paroles. Elles furent dites, un soir d’hiver, à l’heure où le soleil n’éclairait plus les lèvres qui les prononçaient.
En vous parlant, ici, en cette assemblée solennelle, du cher et puissant Camille Lemonnier, ce sera précisément de cette vie qu’il croyait être sans lumière que je vous entretiendrai.
Je tâcherai de vous la montrer, telle qu’elle m’apparut durant les trente ans de nos deux existences rapprochées, et de la dresser, devant vous, en pleine clarté, comme un bel et ferme exemple.
Et pour la caractériser sur l’heure, d’un seul mot que je voudrais voir s’imprimer dans vos mémoires, je dirai que Camille Lemonnier, en cette Belgique si rebelle à l’enthousiasme, vécut continûment et superbement sa vie de près de soixante-dix ans à l’état lyrique. — Voilà ce qui le distingue parmi nous et ce qui lui vaudra, ce soir, notre très déférent et unanime hommage.
Introduire le lyrisme, non pas seulement dans ses écrits, mais dans ses actes, oh ! la chose dangereuse et magnifique !
Notre vie bourgeoise est faite de pratiques quotidiennes, de mineurs calculs, d’habiles et tortueuses démarches, de fiévreuses petitesses et de pauvres mais impérieux désirs. Nous y attachons grande importance, parce qu’ils sont de médiocres mais efficaces moyens de parvenir. Bien plus : les convenances les couvrent de leur autorité. Elles nous poussent à leur tour vers cette existence sans spontanéité et sans ardeur. Il convient d’être d’une société qui ne s’enflamme quasi pour rien, qui prend la douleur ou la joie comme du bout des doigts, qui immobilise la personnalité dans la camisole de force du bon ton, qui est de toutes les réunions et de tous les spectacles, mais qui s’interdit d’y participer soit par l’applaudissement, soit par le sifflet. Notre temps nous impose la vie neutre. Il faut être le moins possible quelqu’un pour devenir le plus possible quelque chose. — Qui approchait Camille Lemonnier, ne fût-ce qu’une seule fois, le jugeait imployable à de telles contraintes. Sa fierté, sa jovialité, sa force, l’idée qu’il se faisait de lui-même, l’en empêchaient. Il ne pouvait pas ne pas demeurer farouche.
Que de fois je l’entendis se rebeller contre une concession à faire, contre une servilité que l’usage imposait, même contre certains silences à garder qui, à ses yeux, masquaient une capitulation !
Aussi ne faut-il point s’étonner qu’un jour, en présence d’offres hautes et dignes qui lui étaient faites d’ailleurs avec la volonté de lui être tout particulièrement agréable, il fit preuve d’une brusque rudesse.
Les propositions étaient tentantes. Elles lui eussent permis de vivre sans souci de l’avenir, dans un faubourg de Bruxelles qui lui plaisait, au milieu d’un jardin propice à son travail et bienveillant à ses rêves.
Il les déclina toutefois et continua sa vie là-bas, à l’écart, dans son étroite mais intime maison, au bord d’un étang calme. Eut-il raison d’agir ainsi ? J’ose le croire, car devant un homme tel que lui, les portes eussent dû s’ouvrir toutes grandes et ses quelques adversaires eussent dû être les premiers à lui rendre tous les honneurs. Ils oublièrent de le faire, et ce fut grand dommage pour la Belgique.
Et ne vous imaginez pas que dans cette attitude, certes inusitée en ce pays, il y eut, de la part de Lemonnier, le moindre désir de se singulariser. C’était uniquement l’opinion élevée qu’il avait de lui-même qui commandait à sa conduite. Quelques-uns, peut-être, à le voir agir comme il le fit, l’ont traité de distrait et de rêveur. Certes, il n’eût point repoussé ces titres, bien qu’il fût, dès qu’il le voulait, le plus net, le plus précis et le plus lucide homme du monde. Personne de vous n’ignore de quels soins il entourait ses intérêts. Il aimait à compter très juste. Il était redoutable à l’éditeur. Il se montrait retors comme certains personnages de Balzac ; rien ne l’égarait ni ne l’intimidait. Un merveilleux homme d’affaires sommeillait en lui.
Mais là encore, bien que son esprit descendît aux détails, sa manière ne cessait d’être large. Il discutait et enlevait le traité comme une redoute. Il était le cavalier qui, après de minutieux pourparlers, le prend au galop brûlant de son cheval et donne au moins, avec son large et merveilleux chapeau à plumes, un admirable salut militaire à celui qu’il a contraint et vaincu.
Le lyrisme de Camille Lemonnier était débordant à table et à la promenade. Quand il se trouvait en présence d’un plat savoureux ou d’un verre de vieux vin, il croyait toujours que Jordaens le regardait. Il mangeait et buvait, désirant perpétuer ainsi le culte des ancêtres et voulant se montrer digne de leur truculente mémoire. Même, parfois, il n’exigeait pas que la chère fût exquise. Je l’ai vu lamper, chez moi, à Paris, des vins d’Argenteuil clairs et vifs et se réjouir comme s’il était à une table opulente. Il ne tarissait pas d’éloges sur une très modeste bouteille qui, certes, semblait étonnée d’un pareil dithyrambe.
A la promenade, il me semblait être en communion avec le sol, les bois, les montagnes, le ciel. On ne savait quoi de fraternel s’en allait de lui vers les arbres, les plantes et la terre. Il décrivait la flexibilité d’un roseau, la beauté ravinée d’une écorce, la torsion souterraine des racines, avec des termes adorablement tendres, ou parfois brusquement sensuels. Il était le spectateur attentif et quotidien des jeux de l’ombre et de la clarté. Vous aimait-il, avec sa bonté et sa force, torrides soleils de juin, beaux nuages de septembre ! S’accommodait-il de votre brume, de votre givre, et de votre gel, farouche et pâle hiver ! Pour lui, la nature n’était certes pas un mot livresque. Elle était là, toujours vivante, tantôt âpre ou cordiale, tantôt terrible ou douce, à toute heure, devant lui. Aussi en prenait-il conseil, en suivait-il les leçons, règlant sa conduite sur la sienne, en aimant l’humeur violente ou apaisée pour légitimer les sauts brusques, mais toujours francs, de sa propre humeur. Aimait-il mieux vivre avec les choses qu’avec les hommes ? On se le peut demander. Et pourtant, quelle abondance dans sa joie quand il revoyait un ami après quelque longue absence ! Comme rien qu’à l’entendre monter l’escalier, il quittait sa table de travail et se campait sur le palier, les mains tendues !
Oh ! les bonnes étreintes ; et les nouvelles et les confidences dites avec hâte, pour lui permettre, à lui, de s’exalter à son tour, de parler de son travail, de s’enflammer de son propre verbe, et de faire sonner son rire brusque et saccadé, comme au temps de sa jeunesse !
Parfois il racontait un voyage qu’il venait de terminer en pays étranger, à travers les musées. Ses phrases alors étaient torrides.
Aimait-il l’art, le comprenait-il, s’était-il montré ardent et dévotieux devant les maîtres !
Je me souviens d’avoir fait avec lui une visite solennelle à Rembrandt quand, à la fin du dernier siècle, l’Europe entière se rendait à Amsterdam pour honorer le plus grand des peintres.
Son attitude, au Ryksmuseum, devant cette intimidante assemblée de chefs-d’œuvre, fut touchante et admirable ! On s’en allait ensemble, de tableau en tableau, ne disant quasi rien. Seulement, dès qu’une merveille plus étonnante encore que sa voisine frappait nos yeux, Lemonnier poussait un cri vite réprimé et, avec une force soudaine, me serrait le bras. L’atmosphère de la salle d’exposition était comme religieuse. Les grands drames pathétiques, les effigies des vieux rabbins, les scènes de la bible ou de la légende illuminaient les murs.
Soudain, devant un portrait de Rembrandt venu d’Angleterre et le représentant vieux et comme usé, nous nous arrêtâmes longuement. Il se dressait devant nous, le grand et unique artiste, dans toute la réalité, et oserai-je le dire, dans tout le débraillé de sa détresse. Sa bouche, presque sans dents, nous riait ; une loque maladroitement enturbannée lui couvrait la tête ; des rides larges et profondes ravinaient son visage ; mais ses deux yeux ardents et comme invaincus, mais son attitude ferme encore, et comme ironique, nous rassuraient sur sa vaillance et son orgueil.
Nous songions qu’au moment où il s’était peint ainsi, il était pauvre, traqué par ses créanciers, errant d’auberge en auberge, avec la menace de la prison sur sa tête. Lui aussi avait été un inapprivoisable, un tenace et formidable travailleur, un esprit d’une abondance et d’une liberté merveilleuses, un lyrique enfin !
Nous prîmes difficilement congé d’un tel homme, et quand enfin nous nous éloignâmes, je vis, en me retournant, que Lemonnier pleurait. Ce qui ne l’empêcha pas, le soir, dans notre chambre d’auberge, en se rappelant l’énorme émotion qui l’avait traversé au Ryksmuseum, de s’exalter à tel point qu’il n’était bientôt plus que paroles et gestes, et qu’à certain moment la joie le fit comme trépigner et danser devant moi.
Il était excessif comme quelqu’un qui vit, non pas mieux qu’un autre, mais plus hautement et plus pleinement qu’un autre. Il vivait comme on vit trop rarement chez nous.
Si je ne redoutais d’allonger cet entretien, je vous montrerais Lemonnier, soit dans sa maison de La Hulpe, soit dans celle du Boulevard Militaire, où il vivait encore avec sa femme ; je vous le montrerais au bord de la Lys, en des retraites tranquilles où ses hôtes Cyriel Buysse et Emile Claus l’accueillaient avec déférence ; je vous le montrerais à l’atelier de Constantin Meunier, qu’il est allé rejoindre dans la gloire. Avec de tels compagnons, son existence s’épanouissait plus encore. Elle était comme une ode, non pas chantée, mais vécue, de l’aube au soir, d’après un rythme exaltant. Tout l’extraordinaire qu’elle renfermait devenait normal. Et vraiment, à certains jours, on avait comme l’impression qu’un aussi merveilleux vivant ne serait mort jamais.
Je sais bien qu’une telle vie ne peut être proposée comme exemple à tout le monde et qu’il faut déjà faire partie d’une élite, ne fût-ce que pour la comprendre.
Aussi n’est-ce qu’à quelques-uns que je m’adresse. Je songe à ceux qui vivent de leur cerveau bien plus que de leurs bras et qui, dans notre pays, au lieu de cultiver leurs facultés que j’appellerais ardentes, les négligent ou les refroidissent et s’évertuent à ne plus vivre que d’une existence mécanisée. Ils délaissent la fière pensée, le projet audacieux, l’inspiration directe, la récompense glorieuse parce qu’elle est lointaine. Ils ne veulent que s’adapter aux minutes que traverse leur individualité et non pas aux siècles que traverse et prépare leur race.
Ils aiment les jugements très sensés, les gestes mille fois faits, les axiomes de tout repos. Certes maintiennent-ils ainsi la vie sociale dans la norme, mais ils obligent ceux qui les observent et les analysent de les qualifier de peuple de moyenne mesure.
Je sais, Mesdames et Messieurs, que ce n’est pas du jour au lendemain qu’on amende l’esprit d’une nation et que la nôtre surtout est difficile à émouvoir. Mais je sais aussi — car je ne veux pas admettre le moindre découragement — que peu à peu, tout peuple se modifie si bien qu’à un demi-siècle de distance, les jugements qu’on porte sur une race, sont parfois opposés les uns aux autres.
Ah ! si l’exemple d’un Lemonnier qui vécut si pleinement, si lyriquement, mais aussi si dignement, n’était suivi que de quelques-uns, pour peu à peu se répandre dans l’élite et peut-être un jour se glisser jusque dans la masse, viendrait l’heure où l’historien ne serait plus forcé de nous appeler le peuple des mesquines et moyennes mesures, mais nous désignerait, avec respect et admiration cette fois, le peuple, sinon des grandes, — du moins des hautes, des belles et des nobles mesures !
- Pages belges / Emile Verhaeren.- Bruxelles (12 place du Petit Sablon) : La Renaissance du Livre, 1926.- 208 p. ; 18 cm.
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27/04/2015