L’Art du crime surréaliste
Recensions par Georges Sebbag
Jonathan Eburne, Surrealism and the art of crime, Cornell University Press, Ithaca & London, 2008.
Masao Suzuki, Faits divers surréalistes, coll. Surréaliste, Jean-Michel Place, 2013.
Histoires littéraires, janvier-mars 2013, vol. XIV, n° 53.
Dans Surrealism and the art of crime, le livre très charpenté et novateur de Jonathan P. Eburne, la pensée et les activités surréalistes sont passées au crible du crime ou du fait divers, une notion concrète dont l’auteur dégage au fur et à mesure le concept. Cela l’autorise, avec un tel fil conducteur, à se faufiler entre le crime individuel et la violence collective, le battage médiatique et la réflexion théorique. Jonathan Eburne peut ainsi élaborer des interrogations nouvelles sur le mal, la terreur et la révolution. S’exprimant dans un style élégant et concis, il se résout par souci pédagogique à exposer, séquence après séquence, la chronologie du crime arpentée par les surréalistes. Surtout, il se montre d’une efficacité redoutable en sélectionnant des textes et des documents que l’historiographie du surréalisme avait négligés. Prenant à témoin le lecteur, il détaille les manifestations du crime, dissèque les éléments ambiants, exploite une série d’indices ou de signaux, déroule des arguments sans jamais forcer le trait. Bref, il conduit une enquête, le plus souvent inédite, sur l’art du crime surréaliste.
Bien entendu, Eburne examine à fond le dossier de Germaine Berton, des sœurs Papin ou de Violette Nozières, toutes ces femmes dont les surréalistes ont exalté le geste criminel. Il ne manque pas non plus de s’interroger sur Breton déclarant que s’il était fou et enfermé dans un asile il assassinerait le médecin lui tombant sous la main (Nadja) ou bien définissant l’acte surréaliste le plus simple comme le fait de tirer au hasard dans la foule (Second manifeste). Mais de façon encore plus subtile, il soumet au lecteur des pièces à conviction beaucoup plus inattendues :
On sait que l’auteur du Manifeste du surréalisme s’appuie sur la description d’une chambre par Dostoïevski pour tirer à boulets rouges sur le métier de romancier. Or, contrairement à l’affirmation de Breton, cette description de Crime et châtiment n’a rien d’arbitraire, elle correspond à un moment de repérage par Raskolnikov, assassin en puissance. Ainsi, même si elle est invoquée par défaut, cette chambre tapissée de papier jaune, scène virtuelle d’un crime, semble logée au sein même du dispositif surréaliste.
En mai 1922, dans Littérature, nouvelle série, n° 2, paraît « Au Clair de la Lune », un texte dédié à Raymond Roussel et signé d’un certain Philippe Weil. Y est décrite avec la minutie d’un huissier la scène d’un crime : une chambre où repose un cadavre masculin et où les vêtements, les rideaux et les diverses pièces du mobilier sont constellés de gouttelettes de sang. Derrière Philippe Weil se cache en réalité Philippe Soupault. Cette description redondante de taches de sang prendra tout son sens, une fois replacée dans le roman À la dérive, mais alors le cadavre sera féminin. Notons que ce même numéro de Littérature s’achève par une lettre, à la signature illisible, reçue par la rédaction : « Nous avons le plaisir de vous informer que nous vous expédions par ce courrier la douzaine d’enfants français morts de faim que vous nous réclamez en échange des spécimens russes que vous avez eu la bonté de nous envoyer. / Toujours dévoués à vos ordres, agréez, etc. » Outre cette missive qui balance entre le sinistre et l’humour noir, rappelons que Soupault à la même époque écrivait Invitation au suicide, un ouvrage dont on n’a toujours pas retrouvé la trace. On peut se demander si André Breton, à qui le roman À la dérive est dédié, n’a pas voulu sanctionner, à travers la chambre de Crime et châtiment, une autre chambre du crime, celle où Soupault s’appesantissait sur les gouttes de sang et modifiait à son gré le sexe du cadavre.
Down Below (En bas), le récit dramatique et bouleversant de Leonora Carrington sur sa fuite en Espagne et son internement dans une clinique, est l’occasion pour Eburne, après un bilan de l’approche du délire paranoïaque par Dalí, Lacan et Crevel, de situer l’infortunée Carrington dans ce sillage. D’un côté, il établit un parallèle entre le plan de la clinique dessiné par la surréaliste et celui de la clinique du docteur Flechsig inséré par le fameux Président Schreber dans Mémoires d’un névropathe. D’un autre côté, il insiste sur la portée cosmique, sociale et politique d’un délire intégrant la persécution des Juifs en pleine Seconde Guerre mondiale.
La Reine des pommes de Chester Himes publié en 1958 dans la Série noire, la collection de l’ancien surréaliste Marcel Duhamel, autorise une interrogation sur les ramifications de l’humour noir mais aussi sur une nouvelle façon pour l’écrivain afro-américain de rebattre les cartes du crime et de la violence sociale dans sa propre écriture du roman noir.
Ces quelques aperçus de l’ouvrage de Jonathan Eburne laissent deviner à quel point son investigation du champ criminel comme de la violence collective représente une réelle avancée dans la connaissance critique et épistémologique du surréalisme. Il est impossible de ne pas associer ce livre au dossier Faits divers surréalistes de Masao Suzuki, qui était sur le point de paraître en 2007 et qui n’a finalement vu le jour qu’en 2013. On trouve là rassemblés, dans l’esprit de la collection Surréaliste chez Jean-Michel Place, tous les textes publiés dans les revues surréalistes précisément sur ce thème. Sous le titre « L’Opium / Des jeunes gens s’étaient essayés à fumer le terrible suc », la mort de Jacques Vaché et de Paul Bonnet dans un hôtel à Nantes le 6 janvier 1919 ouvre le bal des faits divers. Benjamin Péret, dans Littérature de juillet-août 1920, fait de la surenchère sur le récent fait divers d’une fillette violée puis découpée en cinquante-cinq morceaux et précise ainsi son point de vue : « Un crime ne nous intéresse que tant qu’il est une expérience (une dissociation de composés chimiques). » Pour Eburne, cet article de Péret jette les fondements de l’art du crime surréaliste.
On peut donner une idée de l’étendue documentaire des faits divers en citant les trois grandes sections de l’anthologie de Masao Suzuki : « Qui a tué Philippe Daudet ? “C’est moi”, dit Germaine Berton / Violette, victime d’inceste et parricide / Denise Labbé, diaboliquement envoutée ». Comment expliquer que le fait divers soit consubstantiel au surréalisme ? Masao Suzuki y voit deux raisons. D’une part, le fait divers, en tant qu’énoncé journalistique, tombe sur celui qui le reçoit comme un message, voire comme un message automatique. D’autre part, ce message invérifiable trouve dans le groupe surréaliste, qui est une pluralité convulsive, un terrain affectif particulièrement propice.
Dans cette histoire surréaliste du crime et des faits divers, j’ai eu l’occasion à maintes reprises de souligner trois points : 1. « Il y a un homme coupé en deux par le fenêtre », le premier message automatique entendu par Breton est de nature schizophrénique. 2. Ce message succède au conte L’Homme coupé en morceaux projeté par Breton peu auparavant, en novembre 1918. 3. Ce conte, ce message, ainsi que quelques années plus tard, le jeu du cadavre exquis, ne sont rien d’autre que la projection de la femme ou de l’homme coupé en morceaux, un fait divers qui a ses lettres de noblesse avec Jean Lorrain (« Autour d’un cadavre / Propos d’opium », Le Journal, 29 janvier 1901), Alphonse Allais (« La vérité sur l’homme coupé en morceaux dévoilée par l’assassin lui-même », Le Journal, 30 janvier 1901) et Alfred Jarry (« Opinion de l’homme coupé en morceaux », L’Œil, 21 juin 1903). Cette revue de presse ne serait pas complète sans l’article retentissant « Pour l’homme coupé en morceaux » publié par Joseph Delteil dans Paris-Journal du 9 janvier 1925 : « Chaque fois que l’opinion, énervée, troublée par des incidents d’ordre international, des bruits sociaux, des querelles politiques, glisse, tangue, a besoin d’un cachet de véronal, vite on fait appel à l’homme coupé en morceaux. »
Il m’a paru nécessaire de réunir deux travaux qui bien qu’écrits l’un indépendamment de l’autre, se complètent admirablement. À l’étude magistrale de Jonathan Eburne qui irradie autour du foyer conceptuel du crime répondent les pièces de ce même dossier rassemblées et analysées par Masao Suzuki avec la plus grande finesse. Une nouvelle compréhension du surréalisme se fait jour quand ceux qui le mettent à nu en éprouvent la sensibilité même.
Dans « André Breton et le grand fait divers » (Histoires littéraires, janvier-mars 2013, vol. XIV, n° 53), dont le titre fait allusion à Divagations de Stéphane Mallarmé, Henri Béhar pose en note cette question pertinente : pourquoi les surréalistes ont-ils appelé leur Violette Nozières et non Nozière ?
http://melusine-surrealisme.fr/wp/?p=1685
Laisser un commentaire
24/11/2014