Alexis Galpérine dans le Figaro
Publié il y a 121 ans, maintes fois réédité, « Le Salut par les Juifs » est aujourd’hui censuré par une décision de justice. Son arrière-petit-fils, Alexis Galpérine, réagit. À la suite d’une plainte de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), le juge des référés de Bobigny a ordonné, mercredi 13 novembre, la censure partielle du Salut par les Juifs de Léon Bloy. Une décision étonnante, lorsqu’on sait que ce livre a été régulièrement réédité depuis sa parution au Mercure de France en 1892. Il est disponible chez différents éditeurs. C’est sa présence au catalogue d’une maison d’édition (Kontre Kulture) occupée à remettre en circulation plusieurs textes antisémites, dont La France juive, d’Édouard Drumont, le livre qui a motivé la colère que laisse éclater Léon Bloy dans Le Salut par les Juifs, qui semble avoir troublé le discernement des avocats de la Licra et des juges de Bobigny. Léon Bloy, qui qualifie à plusieurs reprises l’antisémitisme de « crime » dans son Journal (collection « Bouquins », Laffont), ne peut aucunement être confondu avec Édouard Drumont. Nous avons reçu cette mise au point d’Alexis Galpérine, violoniste, professeur au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et arrière-petit-fils de Léon Bloy.
PAR ALEXIS GALPÉRINE:
Devant le jugement rendu en référé par le tribunal de Bobigny, qui censure Le Salut par les Juifs, la famille de Léon Bloy se doit de réagir, non pas sur le ton d’une vertueuse indignation, mais pour rétablir certains faits incontestables et aisément vérifiables. Voir le nom de Bloy associé à celui d’Édouard Drumont et autres colporteurs de la propagande antisémite n’est pas seulement pénible, et même extrêmement douloureux, c’est à l’évidence un contresens énorme, et non innocent, qui ne peut manquer de faire bondir les connaisseurs de l’œuvre bloyenne.
Il ne peut être question ici, dans le cadre d’une tribune, d’entrer dans le détail de la pensée de Bloy, de portée essentiellement théologique, et qui appellerait d’amples développements. Cela a été fait cent fois par des personnalités venues d’horizons différents et dont l’autorité morale ne saurait être mise en doute.
Pour le lecteur averti, il n’est nul besoin de se référer aux écrits les plus éloquents sur la destinée d’Israël. Pour les autres, on peut recommander de se reporter à un chapitre du Sang du pauvre, consacré à un poète yiddish oublié, et considéré généralement comme l’un des plus beaux textes sur le peuple juif et sur sa souffrance multiséculaire.
Pour ce qui concerne le Salut, commentaire exégétique de l’Épître de saint Paul aux Romains, certaines choses simples peuvent être rappelées. Le livre adopte de manière explicite la méthode de saint Thomas, qui consiste à épuiser l’objection, c’est-à-dire à laisser l’adversaire cracher son venin jusqu’à l’écœurement. Ainsi, après les premières pages, dans lesquelles Drumont, foulant aux pieds l’image sainte de Moïse, est fustigé comme «turlupin sacrilège», l’écrivain laisse entrer en grand le souffle moyenâgeux de la violence antijuive, puisant, sans s’en cacher, dans un gouffre de sentiments dont il n’a pas été exempt lui-même. C’est ce qu’il appelle «les prémisses de violence calculée». En une mise en abyme parfaitement préméditée, le crescendo de haine s’interrompt soudain, brutalement, pour que puisse enfin s’accomplir une montée en gloire d’Israël, d’une puissance incomparable.
Personne ne contestera le fait qu’on doive soumettre les textes à l’analyse, à la critique, voire à la critique violente ; mais on ne peut certainement pas accepter qu’on en détourne le sens d’une manière grossière.
Car enfin, faut-il le rappeler? Le Salut par les Juifs fut réédité, à leurs frais, par Jacques et Raïssa Maritain. Bernard Lazare – le vrai héros de l’affaire Dreyfus, selon Bloy – a écrit à son sujet un article fameux: «Léon Bloy, un écrivain philosémite».
Et Franz Kafka disait:
«Je connais, de Léon Bloy, un livre contre l’antisémitisme: Le Salut par les Juifs. Un chrétien y défend les Juifs comme on défend des parents pauvres. C’est très intéressant. Et puis, Bloy sait manier l’invective. Ce n’est pas banal. Il possède une flamme qui rappelle l’ardeur des prophètes. Que dis-je, il invective beaucoup mieux. Cela s’explique facilement, car sa flamme est alimentée par tout le fumier de l’époque moderne.»
Faut-il poursuivre? Rappeler les pages de Levinas,Mirbeau,Claudel, Bernanos, Benjamin, Borges… Nous renverrons le lecteur à un texte définitif sur Léon Bloy et le peuple juif signé Rachèle Goëtin, universitaire et critique israélienne, paru dans Les cahiers de l’Herne. Tout y est, et c’est à propos de ces pages que le cardinal Lustiger confia à l’auteur: «Vous avez écrit sur la question l’article que j’attendais depuis cinquante ans.»
Les paroles philosémites de Bloy lui-même abondent. Ici il médite sur «l’énormité de l’outrage consistant à vilipender la race juive» ; là, il affirme: «L’antisémitisme, chose toute moderne, est le soufflet le plus horrible que Notre Seigneur ait reçu dans sa Passion qui dure toujours ; c’est le plus sanglant et le plus impardonnable parce qu’il le reçoit sur la Face de sa Mère et de la main des chrétiens». Ici encore: «Quelques-unes des plus nobles âmes que j’aie rencontrées étaient des âmes juives… La sainteté est inhérente à ce peuple exceptionnel, unique et impérissable.»
Enfin, une dernière citation, si connue qu’on hésite à y revenir: «L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue, pour en élever le niveau.»
La famille de Léon Bloy tient à rendre public son dégoût devant les menées d’un groupe de gens venus de l’extrême droite politique, qui s’est approprié la figure de l’écrivain pamphlétaire en occultant délibérément ce qui constitue l’essence de sa pensée religieuse. À ce titre, elle demande aux autres magistrats et juridictions qui vont être amenés à se prononcer de ne pas tomber dans le piège qui leur est tendu.
Il importe également de faire connaître l’existence d’une branche d’origine juive parmi les descendants de l’écrivain. Et c’est à l’aune de cette dernière information qu’on pourra mesurer, devant l’accumulation des mensonges et des amalgames, l’étendue de notre affliction.
Article signé Alexis Galpérine, arrière-petit-fils de Bloy, paru dans l’édition du 27 novembre 2013 du Figaro.
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29/11/2013