Entretien avec Claude Louis-Combet
Prétexte 4 et réed. Hors-série 8
Revue Prétexte : Depuis la parution de Infernaux Paluds en 1970, vous avez publié une trentaine d’ouvrages ó des fictions, des poèmes, des essais, des traductions. Très tôt vous avez acquis la reconnaissance de vos pairs, dont certains ont vu en vous une des figures les plus importantes de la génération. Toutefois vous restez un écrivain peu connu, que la grande presse ignore singulièrement. Pensez-vous que la difficulté de vos thèmes soit un obstacle à la réception de votre oeuvre ?
Claude Louis-Combet : Il est vrai qu’il n’y a jamais eu de bousculade de presse autour de mes livres. En langage de statisticien, on peut noter un certain pic lors de la parution de Marinus et Marina (1979-1980). Et ensuite une occultation progressive. Pendant plus de dix ans, il n’y a, à peu de chose près, pas eu une ligne sur mon compte dans la grande presse. Toutefois, avec la publication de L’Age de Rose, celle-ci semble sortir de sa torpeur. France-Culture, par contre, m’a toujours manifesté de l’intérêt. Je suis tellement habitué à cette ignorance de la part de la critique que je n’en ai plus aucun souci. Un article de fond dans une page littéraire d’un grand quotidien me paraîtrait incongru. Je vois autour de moi monter les fusées des nouveaux-venus, dès le deuxième ou le troisième ouvrage. Spectacle bizarre, hors du temps dans lequel je me situe. Ma position à l’écart de la scène me laisse entièrement libre d’écrire comme je l’entends. Je n’ai pas à me mesurer à des commentaires puisqu’il n’y en a pas. En persévérant dans l’entreprise d’écriture, je poursuis une aventure intérieure qui n’intéresse que moi et les quelques temps dans lequel je me situe. Ma position à l’écart de la scène me laisse entièrement libre d’écrire comme je l’entends. Je n’ai pas à me mesurer à des commentaires puisqu’il n’y en a pas. En persévérant dans l’entreprise d’écriture, je poursuis une aventure intérieure qui n’intéresse que moi et les quelques êtres intimement mêlés à ma vie. Il ne s’agit pas d’audience mais d’existence… Quant à la reconnaissance de mes pairs, que vous évoquez, c’est quelque chose d’assez nébuleux. J’ai eu très peu de relations avec des écrivains de ma génération et pour ainsi dire aucune avec ceux des générations plus anciennes. Il faut dire que je n’ai jamais rien fait pour entrer en contact avec des hommes de lettres. Je n’en avais pas besoin. Je ne sais pas du tout ce que je représente dans la configuration littéraire actuelle. La reconnaissance, l’intérêt, la sympathie me viennent de plus en plus de jeunes et très jeunes auteurs. Mais je ne cherche pas à interpréter cette situation. Je dois dire aussi que l’Université s’intéresse à mon oeuvre. Un colloque m’a été consacré à Lille en 1995, et les Presses Universitaires du Septentrion ont publié le beau livre de José-Laure Durrande : L’OEuvre de chair. A Besançon, le centre Jacques Petit est en train de constituer un fonds de mes archives manuscrites. Je ne suis pas aussi inconnu que l’on pourrait croire.
R.P. : Dans L’Enfance du verbe, votre premier essai, vous analysez longuement les raisons pour lesquelles vous ne parvenez ni ne souhaitez avoir recours à l’autobiographie, genre auquel vous préférez l’hagiographie et la biographie. Pourtant, à la lecture de vos récits, on le sentiment de partager avec vous une expérience extrêmement intime qui vous appartient en propre. Ces récits, que vous nommez «mythobiographie» ou «vie imaginaire», ne sont-ils pas une manière oblique, et peut-être habile, de se confesser au lecteur ?
C. L-C :Quels que soient les genres que j’ai abordés, j’ai le sentiment que mon projet littéraire est resté essentiellement autobiographique. En fait, je n’ai jamais dépassé la question de l’origine de l’écriture, liée radicalement à un lointain passé de mon histoire personnelle. J’ai construit toute mon oeuvre sur le désir de parler de moi à un être qu’il m’était impossible d’atteindre et de rejoindre. Mais l’autobiographie narrative, événementielle, m’est apparue rapidement fastidieuse. Le moi me dégoûte et la réalité ne m’intéresse pas. J’ai donc cherché ailleurs, du côté des récits mythiques ou des biographies plus ou moins historiques ou légendaires, un champ d’expression, beaucoup plus vaste et riche que ma propre expérience vécue. Cependant cette expérience demeure, d’une façon insistante, et veut être signifiée et entendue. Il en résulte un projet que j’ai qualifié de mythobiographique où l’on voit le narrateur épouser la cause fantasmatique de ses personnages en leur injectant toute sa tension d’imaginaire. La biographie devient l’écran de projection d’une rêverie personnelle qui s’alimente elle-même à de multiples sources (mythologiques, oniriques, culturelles, esthétiques, spirituelles, mystiques).
R.P. : L’impuissance de l’écriture à résoudre «l’ambiguïté de toute expression humaine» est une question qui traverse toute votre oeuvre. On peut évoquer ces lignes tirées de Blesse, ronce noire : «Et s’il (Trakl) avait commencé à écrire des poèmes, s’il s’était engagé avec exigence et persévérance dans la mise en forme de la beauté, par l’alliance, extraordinairement sensible et rigoureuse, du mot exposé et du sens inavoué, c’était seulement pour fixer la trace de son itinéraire de perdition /…/» (p. 87). Faut-il en conclure que l’écriture, telle que vous la concevez, est vouée à l’échec ?
C. L-C :Je suis de plus en plus porté à croire que l’écriture, pour ce que j’en sais et par la pratique que j’en ai, est nécessairement vouée à l’échec. L’écriture est, pour moi, l’aveu d’impuissance de la vie face à l’exigence impraticable du désir. Elle est un acte de renoncement. Elle tourne le dos à la vie, mais elle ne remplace pas la vie. Elle apporte, à la façon du rêve, une satisfaction hallucinatoire. Elle concrétise l’insondable faiblesse du créateur devant lui-même, devant ses appétits, sa brutalité, son irrationalité. Par rapport à cet échec fondamental, que l’on peut dire métaphysique, l’échec en matière de notoriété, de reconnaissance de caste, ne pèse d’aucun poids. Il n’y a même pas d’amertume.
R.P. : Dans cet ordre d’idées, ne pensez-vous pas que l’échec, et partant la souffrance, la culpabilité, l’absence, sont des avatars séculaires de toute création artistique ?
C. L-C :Je n’ai aucun complexe ó ni d’infériorité ni de supériorité ó à me considérer à ma place dans la lignée des Romantiques. Ce que l’opinion des doctes peut en penser me laisse indifférent. Profondément, je me sens relié à une longue tradition de sensibilité esthétique et spirituelle pour laquelle, effectivement, souffrance, culpabilité, absence sont au fondement de la nécessité d’expression. Avec la prise de conscience apparaît l’urgence de la création comme fuite en avant dans l’imaginaire. C’est à peu près tout ce que l’écriture m’a appris.
R.P. : Des mères, Mère des croyants, Miroir de Léda, Beatabeata, Le Roman de Mélusine : une bonne partie des titres de vos livres affichent votre attention particulière à la femme ó la mère mais également la soeur ó et aux obsessions dont elle est le siège. Les mâles, de fait, quand vous les faites vivre, en sont totalement tributaires, soit parce qu’ils sont fils, soit parce qu’ils sont frères. Il semble en outre que les grands absents de toutes ces fictions sont les pères…
C. L-C :Mon rapport à l’écriture est, depuis le début (vers douze ou treize ans), lié à mon rapport à la mère. Naturellement, il m’a fallu du temps pour m’en rendre compte. L’oeuvre s’adresse à la mère, évoque la mère, raconte des histoires de mère, s’efforce, par quelques tours de magie verbale, de se déployer dans l’épaisseur charnelle et psychique de la mère ó ou plus rarement de ses avatars : la soeur, la jeune amante. Parler du féminin, parler au féminin, signifie, pour moi, que je suis, dans l’activité de création littéraire, dans l’état de la réceptivité la plus large à une parole inconsciente qui transmigre soudain dans la clarté du texte. De cette expérience, d’essence amoureuse, le père est nécessairement absent. Son absence autorise toutes les audaces.
R.P. : Vous vous défendez d’être un théoricien, préférant préserver un rapport intuitif à l’écriture plutôt qu’intellectuel. Vos récits se ressentent de cette position, car là où l’on devine une pensée et une culture très poussées, il n’y a jamais véritablement ni discours ni thèse qui pourraient énoncer fermement votre appréhension de la littérature. Cela dit, vous avez publié de nombreux livres sur votre expérience d’écrivain (et sur celle des autres) ; vous êtes en outre l’inventeur d’un genre, la mythobiographie, dont vous justifiez pleinement l’usage (v. Écrire de langue morte). Ces essais, et partant les interrogations et les positions qu’ils mettent à jour, ne trahissent-ils pas, au fond, une tentation de conceptualiser votre propre pratique ?
C. L-C :Je ne suis pas un théoricien ó en aucun domaine. Les quelques essais que j’ai produits (L’Enfance du verbe, Écrire de langue morte, Ouverture du cri, Le Péché d’écriture, Miroirs du texte) procèdent essentiellement d’une interrogation sur le sens de ma démarche de créateur de fictions. Ces textes ont eu, pour moi, au moment où je les écrivais, valeur d’examen de conscience, au sens où on l’entendait autrefois dans la formation spirituelle chrétienne. Au terme de quelques récits ou romans, j’en venais à m’interroger sur ma démarche, sur son origine, sur sa signification par rapport à mon expérience de la vie. L’effort d’analyse et de théorisation, pour lesquelles je n’ai aucun goût ni aucun don, n’a jamais eu d’autre visée qu’une certaine clarification dans mon travail d’expression. La théorie de la littérature ne m’a jamais intéressé. Le terme de mythobiographie n’a aucune valeur de manifeste. Il s’est imposé lorsque j’ai cherché un mot pour désigner, en ce qu’il avait de spécifique, mon projet d’écriture de fiction. Il s’agit d’une conceptualisation minimale mais cependant nécessaire, pour moi tout au moins. Mais je ne me considère pas comme l’inventeur d’un genre. Huysmans avec Là-bas, Barrès avec La Colline inspirée avaient ouvert la voie depuis longtemps.
R.P. : Vos textes exhument, si l’on peut s’exprimer ainsi, des obsessions, des croyances, des frayeurs, que chaque être refoule. Vous exhortez le lecteur à fouiller, en même temps que vous-même, son propre mal aux racines de son existence en ayant recours à des mythes, à des personnages obscurs ou à des faits occultés que les livres mentionnent à peine. Vous évoquez souvent la contemplation et le repli comme moyens d’accorder le «moi avec ses sources les plus sûres». Or ce repli s’accompagne inévitablement d’un désengagement à la fois à l’égard de l’Histoire et des problèmes contemporains, c’est-à-dire des problèmes politiques, sociaux, idéologiques… Vous sentez-vous concerné par votre époque ?
C. L-C :Il y a dans ma vie comme, je le pense, en toute existence humaine, une dimension plus ou moins diurne et une dimension plus ou moins nocturne. Chez moi, le clivage est assez radical et l’écriture procède entièrement de l’ombre, du subconscient, de l’intemporel, du mythe et du rêve. Cela ne signifie pas que, par ailleurs, je sois absent au monde et à l’histoire présente. Simplement, le monde réel et l’histoire actuelle ne m’intéressent pas en tant que matière d’écriture. Lorsque j’écris, j’écris comme si le monde extérieur n’existait pas. Moins le monde existe, plus il y a de chances que l’écriture surgisse. Mais cela ne m’occupe pas plus de deux heures par jour. Le reste du temps, je suis très attentif aux réalité du monde ó politique, économique, social. Je me sens très concerné par mon époque. Mais la vision que j’en ai confirme mon pessimisme face à l’avenir. Je pense qu’il n’y a pas de salut. Il y a place pour des gestes privés. Mais je ne crois pas à des solutions collectives. Nous allons vers davantage de souffrance et vers une humanité de plus en plus incapable de donner un sens à la souffrance.
R.P. : Quand vous considérez votre parcours depuis votre premier texte jusqu’à aujourd’hui, avez-vous le sentiment que votre oeuvre a évolué, et que votre situation d’écrivain face à la page a changé ?
C. L-C :Si je m’efforce de prendre du recul par rapport à mon oeuvre et de la placer en perspective, je distingue deux moments. L’un commence et s’achève avec Infernaux Paluds (1970) que j’ai écrit au long de dix années. L’autre commence avec Miroir de Léda (1971) et se poursuit sans rupture jusqu’à l’heure actuelle. Il y a eu un temps consacré à une tentative autobiographique plutôt narrative et réaliste et, d’un seul coup, l’inauguration d’un autre temps voué à la mise en forme d’une matière mythique, onirique, légendaire ou hagiographique. Je ne distingue pas, dans ce parcours, un progrès linéaire, une succession de thèmes, un changement de style. Il s’agit plutôt de l’approfondissement et de l’amplification de quelques fantasmes fondateurs. On trouvera dans mon oeuvre des récurrences obstinées. On y trouvera aussi, me semble-t-il, des situations ou des mises en formes diversifiées. J’ai le sentiment profond d’écrire dans la continuité, dans la durée, dans la fidélité. Il ne peut en être autrement. L’oeuvre est l’expression de la vie en son secret.
R.P. : Vous êtes également directeur de la collection Atopia pour les éditions Jérôme Millon. Pouvez-vous nous parler de cette activité ?
C. L-C :Le hasard d’une rencontre a fait que je me suis trouvé associé au développement de la collection Atopia dès sa naissance, en 1986. Le projet vise à la réédition réactualisée de textes qui s’inscrivent dans les marges et les oubliettes de la littérature spirituelle d’inspiration chrétienne, avec une prédilection sensible pour le XVIIème siècle. Objectivement, mon travail consiste à rechercher des textes rares qui n’ont pas été réédités depuis longtemps ou qui sont même inédits. Il me faut aussi chercher des préfaciers ó spécialistes ou, comme moi, simples amateurs éclairés. Le programme est inépuisable. Une masse de textes attend l’heure propice, dans l’obscurité des bibliothèques. Mais les conditions de publication sont difficiles. Il nous faut trouver une clientèle d’esprits curieux, sensibles à la littérature spirituelle mais dégagés des credos contraignants. Quant à moi, je considère que ce travail d’éditeur fait partie intégrante de mon oeuvre. Les auteurs auxquels je me suis attelé ó Louise du Néant, Marguerite Porete, L’abbé Boileau, Étienne Binet, Jean Pierquin ó sont autant des créatures de mon imagination que des personnages de l’histoire. Profondément, la lecture des auteurs spirituels ou mystiques chrétiens prend un sens par rapport à l’expérience religieuse de ma jeunesse que je n’ai jamais fini d’interroger.
R.P. : Comment, enfin, considérez-vous la situation de la littérature contemporaine ?
C. L-C : Je n’ai aucune vue d’ensemble de la littérature contemporaine. Il y a profusion de textes dans toutes les directions de la pensée, de la sensibilité, du style. Cela ressemble à la fameuse description de la bataille de Waterloo par Stendhal. On voit passer des hommes à pied, d’autres à cheval, on ne sait d’où ils viennent ni où ils vont. Les célébrations, les consécrations, les coups de pub, tout cela est éphémère. Comme le temps est mesuré et la lecture sérieuse, il faut s’ingénier à découvrir les textes dont on a besoin. Ils ne vont pas forcément dans le sens de ce que l’on écrit soi-même. L’important est que l’exigence d’expression (qui donne qualité à l’écriture) soit fondée dans l’existence, en ce que celle-ci présente de singulier, d’irremplaçable. Dans l’avalanche des ouvrages qui accablent les librairies, le lecteur lui-même écrivain cherche sa proie dans les coins secrets, non à l’étal, mais dans les rayons oubliés. Le meilleur de la littérature contemporaine est entre les mains des petits éditeurs. En dehors des rééditions des classiques ou des auteurs de leur propre fonds, les grandes maisons d’édition n’ont à peu près rien à offrir. Le paysage littéraire est confus et incertain mais l’instinct de proie, éduqué par la pratique de l’écriture, est infaillible, en tout cas pour le besoin que l’on a. C’est lui seul qui découvre le poète ou le romancier ou le philosophe ou l’historien, devenu brusquement et impérativement nécessaire. Pour moi, les grandes lignes du paysage littéraire se dessinent dans le tracé d’un certain paysage intérieur d’interrogations, de sentiments et d’émotions. Je n’ambitionne pas du tout d’accéder à une vision perspective des courants d’expression de la sensibilité moderne ou contemporaine. D’énormes pans de culture me font défaut. Mais j’en ai d’autres.
Propos recueillis par Jean-Christophe Millois.
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13/10/2013