Annie Le Brun
La grande spécialiste du marquis de Sade interprète les dessins et lavis du poète dans la maison-musée de la place des Vosges, à Paris.
Parue en 1985, la magistrale introduction d’Annie Le Brun aux œuvres complètes du marquis de Sade éditées par Jean-Jacques Pauvert s’intitule Soudain un bloc d’abîme. Ce pourrait être aussi le titre de l’exposition que cette écrivain et poète issue du surréalisme propose jusqu’au 19 août dans la Maison de Victor Hugo, place des Vosges, à Paris. Dans une scénographie en labyrinthe obscur, cette amoureuse des grands artistes fouillant l’inconscient présente une sélection de 80 dessins parmi les plus fascinants de l’auteur des Misérables. Ses commentaires en soulignent toute la force et la profondeur.
LE FIGARO. – Dans votre essai, Les Arcs-en-ciel du noir, qui sert de préface à votre exposition, vous rappelez qu’Hugo enfant a vu les horreurs de la guerre. Quelle est l’importance de ce traumatisme?
Annie LE BRUN.- Il est décisif à tous points de vue. Psychologique, politique, artistique. En Espagne, à 9 ans, il assiste aux exactions de l’armée française dont son père est un éminent représentant. Il est remarquable que son regard d’enfant ne soit pas très différent de celui de Goya devant les «désastres de la guerre». Comme le rapporte sa femme dans son livre de témoignage, Hugo a toujours gardé le souvenir de ce crucifié dépecé vivant: «Le sang coulait encore, et le soleil couchant dorait ces chairs ruisselantes de sang». C’est depuis ce temps-là qu’il ne peut concevoir l’horreur de toute exécution. Son opposition à la peine de mort trouve là ses plus anciennes racines. Mais comment ne pas relever aussi la fascination qu’il en éprouve, d’autant qu’au moment où il découvre ces horreurs, il découvre également la magnificence des palais mis à la disposition de son père et de sa famille.
Un peu plus tard, dans les années 1820, se développe une mode pour le noir…
Oui, Frankenstein paraît en 1818, puis en 1820 Melmoth ou l’homme errant de l’Irlandais Charles Robert Maturin qui devient le livre d’une génération. Hugo s’y reconnaît tout de suite comme il est sensible à la redécouverte du gothique, dont Walter Scott est le plus célèbre représentant. Ce goût pour le noir – l’excès, la nuit – est indissociable du romantisme. Mais, dans cette voie, Hugo semble aller plus loin que tous, comme décidé à en affronter les profondeurs. Tout se passe comme si, avec ses trois premiers romans, il cherchait à parcourir l’éventail du noir, en même temps qu’il découvrait que les ténèbres sont infinies mais aussi que la nuit de l’excès est aussi bien en nous qu’au dehors de nous.
Qu’est-ce qui vous a touché le plus chez lui?
Sans doute sa lecture de Shakespeare qui est une manière d’autoportrait. «Ce qui lui manque, c’est le manque», écrit-il de Shakespeare comme il pourrait le dire de lui-même. Car cette longue réflexion sur Shakespeare le conduit à aborder tout ce qui le hante. Ainsi écrit-il: «L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir.»
Hugo craint-il la folie?
Dès sa jeunesse il a conscience de ce danger. Il a à peine 20 ans quand son frère Eugène est interné. Et on connaît le drame de sa fille Adèle. Cela ne l’empêchera pas de s’approcher sans cesse du bord de l’abîme et de tenter de discerner de quoi est faite la violence du monde.
Et qu’est-ce qui lui évite de sombrer?
Il possède une vitalité extraordinaire. Il est la vie même. Il est, comme il le dit lui-même, cette «force qui va», que rien n’arrête. Et autant est-il fasciné par la nuit, qu’il ne cesse d’y chercher le feu. Pourtant, contrairement à ce qu’on a pu dire, il n’a rien de manichéen. Ce qui l’intéresse, c’est l’étincelle résultant de la tension des forces en présence. C’est pour lui la seule façon de prendre en compte tout l’horizon, de saisir un univers tout en mouvement. C’est ainsi qu’il parvient à triompher de l’indicible, ce qui me semble sans équivalent en poésie.
Ses lavis sont à la fois terrifiants et extravagants…
Il s’agit d’une formidable exploration du noir. S’y trouvent tous les noirs, grâce à des techniques de taches, de dilution ou au contraire de saturation. Il faut «extravaguer», dit-il. C’est-à-dire aller au-delà. Se révèlent alors des mondes inverses au nôtre, effroyables et fascinants. Vertigineux. Gouffres, océans, tempêtes, châteaux ou ruines. Ce n’est pas par hasard qu’il remarquera : «Je suis un homme qui prête attention à sa vie nocturne», car il se livre là à une vertigineuse descente dans l’inconscient. Par ces ténèbres, d’une certaine manière, il rejoint Sade.
Il définit la rêverie comme la pensée à l’état fluide…
Dès lors quoi de mieux pour l’exprimer que l’aquarelle ou à l’encre. Dans l’exposition je rapproche les oeuvres de citations. On constate un va-et-vient étroit et constant entre texte et image. Non qu’il cherche à illustrer l’une par l’autre, mais il s’agit de la même encre.
À Hauteville House, le noir envahit tout…
Oui, meubles, boiseries… Quand j’ai visité cette demeure à Guernesey, située en quelque sorte au milieu de l’océan comme la maison de la place des Vosges se trouve au milieu de Paris, cela m’a beaucoup aidée. Comme si Hugo nous faisait accéder là à son espace mental. Mais attention: Hauteville est tout sauf une tour d’ivoire. Et la verrière qu’il y a fait construire au dernier étage de sa maison lui permet de devenir là une sorte de guetteur de l’univers, de rêver comme d’écrire sans aucune médiation avec les éléments. Son petit-fils Georges Victor en a témoigné: «En été il écrivait la tête nue dans cette fournaise avec tranquillité (…). L’hiver y est glacial. Sans paletot, tête nue, toujours aussi calme et serein, il écrivait encore.» C’est seulement la spirale de l’escalier central qui fait passer la lumière dans cette demeure semblant bâtie de ténèbres. Car Hugo faisait régulièrement repeindre en noir tous les meubles de la maison, jusqu’aux aiguilles dorées de ses quatre horloges comme l’a constaté, il y a quelques années, un restaurateur chargé de les remettre en état! Dans la galerie de chêne, telle une masse d’obscurité sculptée, le seul point de lumière est une petite vanité – moitié visage, moitié tête de mort – qu’Hugo avait fixée au sommet de l’énorme lit à baldaquin. On peut la voir dans l’exposition.
Qui sont, à votre avis, les autres grands maîtres du noir?
Outre Sade et Goya déjà évoqués, je citerais Alfred Jarry. Et, au moment où Orsay présente ses monotypes bouleversants, je pense aussi à Degas. Ses croquis de bordels sont à rapprocher de ceux du jeune Picasso. Mais parmi les correspondants d’Hugo, il y aussi les maîtres du noir que sont Baudelaire et Lautréamont. Et c’est bien pourquoi j’ai aussi tenu à évoquer l’un et l’autre dans cette exposition par une lettre de chacun d’eux adressée à Hugo.
Les Arcs-en-ciel du noir, par Annie Le Brun, Gallimard, 141 p., 19 €.
Exposition à la Maison de Victor Hugo, place des Vosges, Paris IVe. Tél.: 01 42 72 10 16.
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23/04/2012