Faim(s) de littérature
« Je crois que la nourriture a une grande action sur la production littéraire », note Edmond de Goncourt le 24 août 1893, avant d’envisager de « faire avec deux alimentations diverses, un de ces jours, […] une nouvelle ou un acte, avec une nourriture restreinte et lavée de beaucoup de thé, et un autre acte ou nouvelle, avec une nourriture très puissante et beaucoup de café ». « Avez-vous songé parfois à l’influence fatale de la cuisine sur le génie de l’homme ? », fait dire Léon Cladel à Baudelaire (Bonshommes, 1879), tandis que Jules Claretie affirme que « [l’]esprit vient en mangeant, comme la faim », pour en déduire que « Voltaire à jeun devait être insupportable » (L’Homme aux mains de cire, 1907).
Rythme de la nutrition et rythme de la création sont ainsi souvent mis en relation chez des écrivains ayant vu naître la gastronomie et se développer un discours médical sur les effets liés aux aliments. Du Traité des excitants modernes de Balzac au Journal des Goncourt, en passant par le Dictionnaire de cuisine de Dumas, l’écrivain joint à l’analyse esthète de la nutrition une réflexion théorique sur ses effets proprement esthétiques.
La première ambition de ce colloque sera donc de réfléchir aux représentations entourant la nutrition littéraire, qu’elle soit envisagée de la manière la plus concrète (quelle nourriture pour quelle oeuvre ?) ou volontairement métaphorique (la littérature comme aliment essentiel, prolongement du parallèle biblique entre pain et parole divine). Dans ce cadre, l’analyse des implications du couple nutrition/innutrition ne saurait se limiter à une approche génétique ou poétique : le discours fictionnel sur la nourriture croise également les représentations sociales et politiques de l’artiste. Dans le prolongement des réflexions de Tissot (De la santé des gens de lettres, 1768) aussi bien que de l’aphorisme de Brillat-Savarin (« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es »), le discours médical se plaît en effet à associer innutrition et malnutrition, l’artiste rejoignant, de ce point de vue, la cohorte des marginaux exclus de ce que Jean-Paul Aron nommait la « folie bourgeoise » (Le Mangeur du XIXe siècle). Si l’apoplexie est la maladie du bourgeois bon mangeur, la neurasthénie guette l’homme de lettres, comme le constate avec nostalgie Maurice de Fleury, auteur, en 1897, d’une Introduction à la médecine de l’esprit : « c’en est fait du beau temps de 1830, où nos poètes, taillés en hercules, se surmenaient sans en souffrir, ne causaient qu’à voix de stentor, pouvaient se passer de sommeil, digéraient des repas de reîtres, vidaient d’un trait des flacons d’eau-de-vie et ne se sentaient jamais plus dispos au travail que quand ils étaient un peu gris ». Faisant fi de ses poètes faméliques, cette reconstruction a posteriori du romantisme comme mouvement de la pléthore (et des pléthoriques) dessine ainsi en creux le portrait orienté d’une modernité caractérisée par l’inappétence (le « Ah ! tout est bu, tout est mangé : Plus rien à dire ! » de Verlaine).
Ce colloque aura donc également pour but d’explorer et d’exposer l’axiologie sous-tendant le rapport littéraire à la satiété, satiété bien souvent présentée comme l’apanage d’un monde honni, celui de bourgeois au « ventre caressé par une digestion heureuse » (Mirbeau, Le Jardin des supplices). La faim en/de littérature peut ainsi relayer des valeurs esthétiques, éthiques ou politiques, qu’il s’agisse d’un Barbey d’Aurevilly fustigeant la « littérature qui mange » à la table des puissants (Les Ridicules du Temps), d’un Knut Hamsun (La Faim) ou d’un Jacob Poritzky (Mes enfers, 1906) faisant de la faim le moteur d’une écriture du rejet, ou d’un Jules Vallès dédiant son Bachelier à « tous ceux, qui nourris de grec et de latin, sont morts de faim ! ». « [Peindre] les exigences de la Gueule » (Balzac, Le Cousin Pons) revient en effet à proposer une lecture du corps social. Le cycle des Rougon-Macquart interprète, de manière exemplaire, le second Empire comme une « montée des appétits » opposant les Maigres et les Gras : la faim y constitue une optique sur la société, et le moyen de figurer le moteur secret de toutes ses actions, à une époque où le darwinisme social impose son axiome carnassier. Mais si l’émergence d’une littérature du ventre et de ses appétits est étroitement liée au développement de l’esthétique réaliste, un personnage comme Des Esseintes, « pour qui « manger pour vivre » devient la plus complexe des opérations » (Françoise Grauby, Le Corps de l’artiste), témoigne également des soubassements idéologiques d’un art de la nutrition intimement lié à la norme bourgeoise : en cherchant à s’inscrire à rebours de son siècle glouton, le personnage de Huysmans fait acte de résistance aristocratique, en postulant que l’on peut se nourrir que de livres.
Pour autant, si le refus de la satiété est souvent associé à une condition ontologique du bien écrire (écrire pour – ou plutôt que – manger), ou à une prise de position idéologique (refuser le modèle bourgeois), la faim concrète ou réelle constitue également le moteur d’une littérature y puisant son propre combustible. Le XIXe siècle marque en effet l’avènement d’une littérature industrielle soumettant l’aspirant écrivain à un impératif alimentaire. Dans une perspective plus sociologique, il pourra être intéressant de s’interroger sur les répercussions que cet impératif a pu avoir sur la manière d’écrire, et sur le rapport que l’écrivain peut entretenir avec cette littérature « alimentaire » – parfois la sienne propre. Littérature alimentaire nourrissant par ailleurs un discours critique calqué sur la gastronomie, devenue manière d’apprécier les oeuvres : les Goncourt se moquent ainsi de ces « gens qui aiment à digérer en lisant une prose claire comme un journal » (10 Mai 1856), tandis que Huysmans, dix ans avant la préface d’A rebours, compare le Journal de ces mêmes Goncourt à un « of meat singulièrement nourrissant pour nos estomacs si débilités par les insipides mucilages de la littérature de cet affreux temps » (lettre à Edmond, 1892).
En explorant les parentés entre processus de création et processus d’alimentation, ce colloque, qui se tiendra à Strasbourg les 13, 14 et 15 octobre 2011, tentera ainsi d’analyser leurs traductions littéraires, à la confluence de la poétique, de l’histoire des mentalités et de l’histoire sociale.
Les propositions de communication (titre et résumé d’une vingtaine de lignes) sont à adresser avant le 31 mars 2011 à l’un des membres du comité scientifique du colloque :
Bertrand Marquer (bertrand.marquer@yahoo.fr)
Eléonore Reverzy (ereverzy@free.fr)
Laisser un commentaire
20/03/2011