Revanche
» Revanche « , Léon Cladel
Nouvelle publiée dans Les Va-nu-pieds, 1881
ASSAILLIS sans relâche par les troupes versaillaises, les plus âpres des communalistes, réfugiés au Père-Lachaise, ceux qui ne voulaient pas survivre à la ruine de leurs plus chères espérances, avaient lutté toute la nuit, un contre dix d’abord, un contre cent ensuite. Enfin l’enceinte du cimetière fut forcée et les brigades de Vinoy débordèrent dans la nécropole au milieu de laquelle, arboré sur une sorte de palanque, déchiqueté, troué de balles, flottait le drapeau rouge de la ville expirante. Une fois encore il fallait combattre et maintenant au grand jour. Reliées par des tranchées et des épaulements, quantité de tombes, derrière qui s’abritaient les « rebelles », eussent été pour eux, si les provisions et le matériel de guerre ne leur avaient point fait défaut, un boulevard solide et peut-être inexpugnable, mais la maigre artillerie qu’on avait traînée là manquait absolument de servants et de gargousses, les derniers canonniers ayant été tués en tirant leur dernier coup de canon, au moment même où se levait le dernier soleil que devaient voir tous ces urbains acculés en ce coin de terre sacrée ou dormaient leurs pères, et leurs aïeux.
Il était six heures du matin…
Un funèbre roulement de tambour retentit et le commandant de cette indomptable poignée de lions, qui avait pris sur lui de se rendre en parlementaire auprès des généraux de l’armée régulière, apparut à cheval à l’une des bouches du blockhaus.
− Sans conditions et vingt-cinq minutes de répit ! dit-il, après avoir mis pied à terre, en s’accoudant sur l’une des pièces froides et désormais inutiles qui montraient leurs gueules vides aux assiégeants, embusqués à deux cents mètres de là.
Chacun entendit ces sombres paroles : « Sans conditions! » le voe victis de toutes les guerres civiles, et ces religionnaires, sentant que l’heure était venue de périr pour la foi qu’ils avaient confessée les armes à la main, poussèrent tous ensemble ce cri : «Vive la Commune ! » qui vibra poignant dans la cité du silence et du repos.
− A vos rangs, camarades, on va faire l’appel, et compter les munitions !
Et celui qui venait de signifier la loi du plus fort aux débris de plusieurs compagnies placées sous ses ordres se croisa les bras sur la poitrine, et, tandis qu’on procédait à la hâte au double dénombrement qu’il avait prescrit, inspecta délibérément ses frères d’armes, imperturbables comme lui, condamnés comme lui.
Jeune encore, quarante ans au plus, puissante stature, mains ouvrières, ardent regard, figure hardie, vaste front, une forêt de cheveux noirs coupés ras et la moustache neigeuse, il portait la coiffure militaire à six galons d’or des majors de rempart ; un mouchoir de toile taché de sang, lui bandait la tête : huit jours auparavant, il avait été frappé d’un éclat d’obus, pendant la canonnade à Neuilly, sous la porte Maillot.
Une voix cria :
− Trois cents hommes dont deux blessés et mille cartouches !
− Soit quatre-vingt-treize combattants, observa-t-il, et dix charges par fusil; ensuite ayant interrogé sa montre, il ajouta : Dans un quart d’heure « ces civilisés » seront ici ; que chacun de vous, amis, se prépare à bien finir…
Résignés à la mort après avoir en vain tout entrepris pour la victoire, entièrement épuisés par huit jours de bataille et transis par une nuit de pluie, hâves, souillés de fange, affublés, les moins âgés, ceux qui pendant la guerre prussienne avaient fait partie de ces bataillons de marche qu’on n’utilisa guère, affublés chacun d’une de ces longues capotes marron, ou gris de fer, ou vert foncé, bizarre uniforme sous lequel nos milices ressemblaient à des cohortes étrangères ; vêtus, les plus vieux, anciens gardes sédentaires ou civiques chargés pendant le siège du service des bastions et de celui des redoutes, vêtus, la plupart du costume traditionnel aux trois couleurs, ainsi que la cocarde adoptée en l’autre siècle par la plèbe en rupture de chaînes : tunique gros bleu à boutons d’étain, pantalon de même nuance à larges bandes écarlates, képi de pareille étoffe avec des liserés rouges et guêtres blanches, les fédérés effrayants et superbes dans leurs sanglants et boueux habits en lambeaux, firent tous ensemble, vétérans, vélites, pupilles, les préparatifs du suprême combat ! ceux d’entre eux qui étaient trop grièvement atteints pour y prendre part furent déposés dans les caveaux mortuaires compris à l’intérieur de la circonvallation, et ceux à qui leurs blessures relativement légères permettaient de faire encore le coup de feu se blottirent au fond des fossés ou derrière les pieux et les gabions qui défendaient les approches de cette chétive citadelle improvisée durant la précédente nuit ; enfin les quatre-vingt-treize hommes intacts se groupèrent en silence autour de leur supérieur, et, l’œil assuré, le front haut, appuyés sur leurs baïonnettes, attendirent inébranlablement l’ennemi, des Français, hélas ! comme eux, et comme eux des prolétaires !…
− Halte-là ! qui vive?
Aucune réponse à cette injonction. Et bientôt un clairon parisien résonna dans l’air illuminé par le soleil levant. A ce signal d’alarme, le chef de légion s’élança vers le point où retentissait la trompette et se trouva face à face avec une femme que deux sentinelles avaient introduite dans le fort.
− Toi ! s’écria-t-il en la reconnaissant aussitôt, toi ?.
Demi-nue, harassée, chancelante, ses yeux bleus étincelant en son visage blême comme la cire, sa grande chevelure rousse hérissée ruisselant sur ses seins et sur ses épaules, elle s’arrêta, serrant doucement, oh ! bien doucement, le fardeau qu’elle portait en bandoulière, dans une jupe de laine.
− Oui, c’est moi, dit-elle enfin, je viens mourir avec toi, Çardoc !
Çardoc, qui n’avait pas sourcillé, mais donc les lèvres crispées trahissaient l’émotion contenue à grand’peine, ouvrit silencieusement les bras ; elle s’y laissa tomber, et ces deux amants, ces deux époux s’étreignirent avec passion et revécurent en une seule minute tout leur bonheur évanoui…
Trois mois avant la guerre, il était, lui, rivé au fourneau d’une locomotive, et passait sa vie à rêver à l’abolition du salariat, dernière forme de l’esclavage, et l’affranchissement des esclaves, en jetant à pleines pelletées une noire pâture au monstre rugissant qui l’emportait, tantôt le jour, tantôt la nuit, de Paris à Bordeaux ou de Bordeaux à Paris. A ce rude métier de chauffeur, plus périlleux encore que celui de marin et si pénible que ceux qui l’exercent en meurent usés avant l’heure, il connut, l’ayant porté sur ses reins, combien lourd est le poids qui pèse sur les êtres que le hasard fait naître aux bas degrés de l’échelle sociale, et, ce déshérité, ce mercenaire, ce porte-blouse, ce va-nu-pieds, ce plébéien intelligent, en qui palpitait un noble cœur, s’émut d’une pitié profonde pour ses frères qui, plus faibles que lui, doté par la nature d’une énergie à toute épreuve et d’une force peu commune, étaient astreints à souffrir mille morts, et, martyr lui-même, il embrassa la cause des martyrs, se jurant d’en être tôt ou tard le libérateur ou de sombrer avec eux. Il semblait d’ailleurs que le moment fût venu d’en finir avec l’antique oppression. On entendait tomber pièce à pièce les charpentes du vieil édifice social. Les ouvriers de la capitale, donnant le branle à ceux du monde entier, réclamaient tout haut le droit au produit intégral de leur travail et partant le droit à l’indépendance. « Allons leur prêter main-forte, il se peut que demain il n’y ait pas de parias ! » Et l’intrépide, ayant dit adieu pour toujours à la Gironde, monta pour la dernière fois sur sa bête de fer. Il faisait une claire journée d’été, les rails luisaient au soleil et s’allongeaient inflexibles vers le Nord-est. On eût dit que le train, environné de fumée et d’éclairs avait des ailes. Angoulême, Poitiers, Tours, Blois, Orléans, Etampes, il dévorait la route. Une dernière étape à parcourir… Oh ! non, jamais cet enfant du bitume n’avait senti cet impérieux besoin de rentrer dans sa ville natale dont les mille clochers, au loin, trouaient l’azur ; il éprouvait la joie sainte qu’on éprouve en retournant au pays après dix ans d’absence, et, joyeux, il chauffait, il chauffait : Tout à coup, ô terreur ! au milieu de l’immense plaine déserte que le ciel éclatant illumine et que le train express lancé à toute vitesse franchit en droite ligne, il aperçoit de son œil exercé, de son œil infaillible, une forme humaine étendue immobile en travers de la voie, à trois ou quatre-cents mètres de lui… Que faire? Impossible de stopper! renverser la vapeur ? tout sauterait. Une corde est là qui traîne ; il s’en entoure les flancs. «Siffle au serre-freins, attrape ce câble et suis-moi » crie-t-il au machiniste, et, rapide, en dix fois moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ; il grimpe à la rampe qui longe la chaudière, s’élance au front de la locomotive, descend sur l’un des tampons, s’y met à califourchon, se précipite, et, plié en deux, étreignant entre ses jambes croisées le gros bouton d’acier forgé, la tête en bas, les bras en avant, ainsi maintenu par la corde enroulée autour de son corps et dont le mécanicien accroché là-haut, à la cheminée de la machine, tient l’une des extrémités, il tend les mains vers le rail où couchée, une femme attend… O prodige ! un autre tour de roues il eût été trop tard ! au moment même où l’écrasante masse qui vole va broyer cette chair fragile, l’audacieux l’empoigne au passage, l’escamote, la relève et la garde suspendue au bout des doigts, à quelques centimètres au-dessus des rails jusqu’à ce que, hissé par son auxiliaire, il se retrouve avec elle saine et sauve sur le tablier qui joint le moteur au tender. Elle s’appelait Léone, cette honnête créature arrachée par miracle à la mort, et son histoire était à peu près la même que celle de beaucoup de filles du peuple. Un de ses oncles, insurgé de Juin, dont elle portait le nom, était décédé à Cayenne un an après le sanglant triomphe de la classe moyenne, et la sœur du transporté l’avait eu à quinze ans d’un petit monsieur de la bourgeoisie qui l’abandonna sans vergogne après l’avoir séduite. Orpheline depuis plusieurs années, à bout de ressources et de vertu, mais ne voulant pas tomber un jour, comme celle qui l’avait enfantée, entre les mains d’un drôle, ni servir jamais d’engin de plaisir aux fils de ceux qui reléguèrent le frère de sa mère dans un climat mortel, cette fière faubourienne, saine, pure, neuve, préféra le néant à la vie. Un matin, à l’aube, elle était sortie de l’enceinte et le destin l’avait poussée au-devant de celui qui la sauva, par une merveille d’audace et d’adresse. Huit jours plus tard, ces deux êtres de même race et de même trempe, si violemment poussés dans les bras l’un de l’autre, s’avouèrent leur amour réciproque. Elle voyait toujours, et toujours cet homme athlétique et beau comme un démon qui la couvait d’un regard étincelant et tendre, tandis qu’elle recouvrait ses sens, assise devant la fournaise béante, et lui, le dévoué, ne pouvait plus vivre sans celle qu’il avait volée à la mort. Tout était dit. Un soir ils gravirent ensemble un de ces coteaux chevelus qui couronnent Paris et que le Prussien n’avait pas encore souillés ; seuls, au milieu des arbres, en présence des eaux et du ciel, ils s’épousèrent librement, prenant la nature à témoin de leur indissoluble union, et le souvenir de cette journée nuptiale habitait en eux, impérissable. Etre heureux est un rêve ; et ce rêve hélas ! ne dure point.
Trop bon patriote pour ne pas offrir son bras à la patrie, le sauveteur, après le Quatre Septembre, fut de ceux qui voulurent contraindre à l’action le gouvernement inerte de Trochu. Trochu ne bougea ; Ducrot ne mourut ni ne vainquit, et l’Allemand visita Paris livré, Paris à qui, pour prix de son martyre, on préparait au loin, semblait-il, un stathouder sinon un roi, peut-être un autre empereur. Ainsi qu’il avait été déjà répandu pour l’indépendance de la nation à Buzenval et sur les bords de la Marne, le sang du volontaire de la République devenu serviteur de la Commune, coula bientôt pour les libertés municipales à Bicêtre, à Vanves, à Montrouge, à Issy, à Neuilly. Mal commandé, trompé, trahi, le peuple, après avoir perdu les forts, les murs, défendit les rues une à une, et le combat, faute de combattants, allait cesser au Père-Lachaise, où Léone, aux abois, avait retrouvé vivant Çardoc, qu’elle croyait mort.
−…Oui, dit-elle en interrompant le long baiser qui les unissait, je vais répondre à tout ce que me demandent tes yeux, à tout. Isnard, Dumey, Xaviès, Sarrazar, Rumbolle, AEger, Henriong, Glaves, Ohrt, Abbaril, Levou, Klubheim; Montalugné, Wahlsy, Burdave, Effrial, OEnoche, Ulliel, Ydrac, Calvi, Fenarïz, Zabru, Virelop, Parqua, Jô, Quevarrollignian, Narmont, Talabert, tous nos amis ont rempli leur devoir et tous ont succombé. Comme eux, avec eux, Albin, ton frère, a fini sans peur et sans reproche. Il y a quelques heures, je l’ai vu couché roide sur le piédestal de la colonise de Juillet ; oui, j’ai vu, te dis-je, son sang figé rougir le bronze où le nom de ce vaillant de 1830, votre père à tous deux, est gravé en lettres d’or ! Une riche moisson jonche la place de la Bastille : il y a plus de corps au-dessus de la terre qu’il n’y en a sans doute au-dessous. Hommes, femmes, enfants de la race maudite, qu’ils aient ou non combattu, tous sont passés par les armes. Ils ne font grâce à personne, ceux de Versailles. On leur a dit : « Tuez ! » Ils tuent. Ta sœur et son mari, faits prisonniers à la barrière du Trône, ont été fusillés ensemble comme nous le serons nous-mêmes, tous les deux, dans une heure, peut-être avant. Ecoute, hier à minuit, il y a loin, va, du Panthéon au Père-Lachaise ! hier, à minuit, j’ai quitté la rue Clovis et j’ai mis huit heures à traverser la ville, sous les bombes, sous les balles, dans le sang, dans le feu. Paris brûle, il est brûlé, bientôt il va s’éteindre avec la Révolution. Ils ont tenu parole, les nôtres. Si les ruraux veulent encore un roi, qu’ils lui bâtissent alors une nouvelle niche ; il n’y a plus de Palais-Royal, il n’y a plus de Tuileries ! On croira désormais sans doute aux serments du blousier parisien qui, lui, ne ment pas: « Etre ou mourir! » Il gît avec son honneur aujourd’hui sous les cendres de sa vieille cité. Qui donc affirma cet hiver pendant le siège, est-ce le placard de Ferrières ? est-ce le boucher de Transnonain ? qui donc affirma que les Trente Sous ne tiendraient pas une heure devant l’ennemi. La preuve est acquise, je pense, de ce que ces lâches auraient pu contre Bismarck et Cie, si l’on n’avait eu trop peur en les menant au combat, de les conduire à la victoire et de la victoire à la liberté ! Que deux fois en un siècle, la République, et la. vraie ! sauvât la patrie ? A tout prix il fallait empêcher cela pour entreprendre plus tard l’écrasement des républicains, ces « démagogues ! » Ils sont écrases aujourd’hui. La Seine, où se mirent toutes fumantes encore les tanières impériales et royales calcinées, la Seine est chaude, la Seine est rouge du sang des nôtres et les pavés de chaque rue en sont teints. On a fait à Paris de belles funérailles. Il dort, Majesté, sur un lit de pourpre. Un jour, il se ranimera, ce mort, il ressuscitera. Les pierres alors se lèveront toutes seules et parleront. Ah ! rien que ce que j’ai vu, moi !… Ces paysans travestis en troupiers, ces manants asservis au bourgeois ainsi que jadis au noble, ces sauvages esclaves exècrent les villes où chacun ambitionne de s’affranchir, et surtout celle-ci, la décapitalisée, la flamboyante qui n’accepte plus ni princes, ni prêtres, ni bourreaux, et dans leur noire fureur, en leur imbécile rage ils saignent, au nom de Dieu ! saignent, saignent tout être qui pense, sait, et se croit autre qu’un chien… Ne me mande pas comment j’ai fait pour arriver jusqu’ici, ne me le demande pas. On m’a poursuivie, empoignée, collée au mur, et, tombée vivante sur un tas de victimes, je me suis relevée, ayant trompé la mort. Elle m’effrayait peu, mais elle m’appelait trop tôt; qu’elle se présente à présent, je la recevrai. Te revoir, ne fut-ce qu’une seconde, c’est ce que je voulais et me voilà ! Cher cœur, je ne suis pas accourue ici seule…
Impassible durant ce tragique récit, le sectionnaire, digne de ses aînés en bonnet phrygien qui culbutèrent des trônes, tressaillit à ces dernières paroles, sous les regards étranges et doux dont sa compagne le caressait.
− Eh quoi ! s’écria-t-il, est-ce possible? est-ce vrai ?
− Tiens, répondit-elle, il est né pendant le massacre, il échappe au carnage, il vit, et le voici…
Ce soldat de bronze qui venait d’apprendre, sans que son âme en fut ébranlée, tant de désastres, tant de deuils, s’attendrit à l’aspect de la frêle créature débarrassée du jupon de laine qui lui servait de langes, et pleura, lui… Les « communards » voyant pâlir « le chauffeur » que la mitraille thiériste n’avait jamais fait changer de visage, s’approchèrent interdits et regardèrent le bambin qui s’éveillait en remuant ses exquises petites mains roses, innocentes. Atteints au cœur par cette mignonne et terrible image qui leur rappelait à tous un fils, un frère, une sœur, la famille, unique consolation de la vie atroce que leur avait réservée le destin et dont un implacable vainqueur allait les délivrer, ils se recueillirent pieusement ces misérables, et leurs yeux, qu’avaient corrodés tant de pleurs amers, connurent aussi la douleur des larmes.
− Ah ! dit l’époux en prenant entre ses mains noires de poudre, le poupon ébloui par la vive lumière, où l’ai-je vu donc, il me semble que je le reconnais !…
On prétend, est-ce vrai? que dans son berceau l’homme à presque la même physionomie qu’au déclin de l’âge et qu’il suffit d’un coup d’œil attentif jeté sur celui qui vient de naître pour découvrir en lui le type qu’il aura vieillard. En considérant le gracieux visage de son rejeton, le stoïque partisan s’était tout à coup remémoré les traits imposants de son grand-père maternel que, lui-même, alors imberbe, il avait vu périr en place de Grève, un matin d’été ; ce sévère puritain, qui dédaigna de recourir en grâce, expiait sur l’échafaud le crime d’avoir agi selon sa croyance qui fut aussi celle de l’abbé Grégoire et de beaucoup d’autres conventionnels régicides, morts impénitents : « Les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique ; on doit s’appliquer à les détruire. »
− Est-ce ta chair, est-il bien à toi, ce pauvre tout petit ?
− Il ressemble à mon aïeul…
L’épouse, qui savait la vénération de son mari pour le supplicié frémit d’orgueil à cette brève réponse et s’étant redressée radieuse au milieu des révoltés sombres et pâles en leurs haillons :
− Oh ! n’est-ce-pas !
Soudain un garde à barbe blanche, casqué d’un passe-montagne et blessé de plusieurs coups de feu, sortit des ranges en boitant et s’étant courbé sur l’enfanteau que contemplait toujours celui qui l’avait engendré :
− Citoyen commandant, demanda-t-il avec une extraordinaire dignité, comment s’appelle ton garçon ?
− Il n’a point de nom encore ! murmura la quasi veuve, pensive.
− Avec la permission de ses parents, à qui je m’adresse, on pourrait, citoyenne, le baptiser ici.
− Qui veut en être le parrain?
− Nous tous.
− Soit !
Il se fit un grand silence et le vieux fédéré, qu’inspirait on ne sait quel auguste génie, envisagea ses compagnons d’armes comme lui voués à la mort imminente et d’un seul regard leur transmit toute sa pensée. Un éclair enflamma l’œil morne de ces justes, décriés, hués, pour s’être trop bien souvenus de l’impérissable déclaration de 89 : « Quand un gouvernement viole le droit du peuple, l’insurrection est pour celui-ci le plus sacré, le plus indispensable des devoirs. » Eux, les maudits, ils avaient compris qu’un désespéré leur offrait l’espoir, un vaincu le triomphe, un mourant la vie. « En tombant sous les balles réactionnaires, se disaient-ils avec une farouche allégresse, ils ne disparaîtraient point tout entiers ; un enfant leur survivrait, et cet enfant, fils de leur chef ou plutôt de leur frère, ils allaient, eux, héros couverts d’opprobre, en faire d’un mot l’héritier fatal de leurs immortelles colères et le vivant symbole de leur gloire posthume… »
− Hâtons-nous, mes braves, dit le capitaine, il est l’heure !
On plaça doucement le futur orphelin enveloppé de son maillot dans une capote de garde-national accrochée à la pointe des baïonnettes et cent bras, cent fusils l’élevèrent vagissant vers le ciel bleu… Dissipés par une légère brise, les nuages qui pendant deux jours avaient embrumé l’atmosphère, achevaient de se fondre à l’horizon, dans l’air attiédi ; sur les terrains gras du cimetière arrosés toute la nuit d’une pluie torrentielle riait à présent le clair soleil de mai ; les marbres funéraires luisaient sous la pure lumière matinale, et la naissante verdure des cyprès et des saules qui bordent les larges allées funèbres était toute chargée d’étincelan-tes gouttes d’eau tombant lourdes, une à une, sur le sol ; il sortait des entrailles de cette glaise saturée de cadavres et récemment abreuvée d’un sang généreux un âcre effluve qui se mêlait aux parfums délicieux de l’herbe et c’était un spectacle unique que de voir ces agonisants, pleins de sève et debout sur la terre des morts, consacrer aux revendications prochaines la vie de ce nouveau-né ! … Bien très bien choisi fut le nom qu’ils lui donnèrent pour perpétuer en lui la haine qu’ils avaient, patriotes pour l’étranger, républicains pour les tyrans :
− Il s’appelle Revanche !
Et le cri jaillit en même temps de toutes les poitrines.
− Il vivra votre filleul et je lui révélerai comment on égorgea son père et ses parrains ; allez mourir, il vivra pour votre vengeance, lui ; je vous le jure, moi, Léone !
Un coup de fusil éclata, puis un autre et le canon…
− Aux faisceaux ! les chouans ; aux armes ! les Versaillais !
− Ils sont en retard de dix minutes au moins, dit Çardoc, en consultant de nouveau sa montre ; adieu ! femme, adieu ! fils ; en avant ! citoyens, en avant ! Les petits se lèveront un jour ; rien n’est perdu !… Vive la République !
Paris, 18 mars 1873
Laisser un commentaire
13/03/2011