L'école Ferrer de Lausanne
Jean Wintsch
Charles Heimberg
L’école Ferrer de Lausanne
De 1910 à 1919, l’École Ferrer de Lausanne a offert à des enfants d’ouvriers un lieu où ils n’acquièrent pas « le savoir inutile » dispensé dans les écoles publiques, où ils ne font pas « l’apprentissage de la docilité ».
Sa caractéristique a été « d’unir l’atelier à l’école, de faire collaborer parents, instituteurs, ouvriers et enfants, de préparer ces derniers à la vie qu’ils mèneront probablement, en évitant autant que possible le verbalisme, en exaltant leur curiosité et leur joie dans les recherches, en organisant les leçons souvent hors des murs de la classe, dans la réalité, là où se passe la vie ».
Introduction par Marianne Enckell
Il y a un siècle tout juste, de nombreuses écoles libertaires ont été ouvertes de par le monde sur le modèle de l’École moderne de Barcelone, fondée par Francisco Ferrer (1859-1909) On les trouvait à Stelton dans le New Jersey, à São Paulo, à Clivio en Italie du Nord 1, à Lausanne… C’est l’expérience de cette dernière que relate le présent ouvrage. Un article de Charles Heimberg y précède la réédition d’une brochure publiée par Jean Wintsch (1880-1943), médecin lausannois et fondateur de l’école, après la fermeture de cette dernière.
L’intérêt des anarchistes pour l’enseignement est ancien, les institutions nombreuses : rappelons Paul Robin et l’orphelinat de Cempuis, les expériences de Tolstoï, de Sébastien Faure et de Madeleine Vernet, les écoles rationalistes en Espagne et en Amérique latine, les communautés éducatives en Europe du Nord 2. Elles apparaissent dans le sillage des réflexions d’autres éducateurs, de Rousseau, Froebel et Pestalozzi à Maria Montessori, Edouard Claparède ou Adolphe Ferrière.
Gosses et gosselines – Ce que ne raconte pas Wintsch dans sa brochure, ce sont les étapes qui ont précédé l’ouverture de l’École Ferrer. On les trouve mentionnées dans de brefs articles de la revue parisienne L’Ère nouvelle en 1905 et 1906.
Il s’est fondé au printemps de cette année, à Lausanne, en Suisse, une école libre dont le programme contenait, entre autres, ces lignes résumant le système d’éducation : « Nous voulons fonder une école mixte où l’enseignement ne se basera que sur des faits prouvés et vérifiés […] »
Il va sans dire que cette école est complémentaire de celles officielles, c’est-à-dire qu’elle ne fonctionne qu’une ou deux heures par semaine et encore le dimanche, de 10 h ½ à midi. Elle a pu cependant réunir quarante élèves, ce qui nécessitera le dédoublement de la classe […]
Le numéro suivant contient le premier rapport trimestriel de l’école.
Le 19 février 1905, leçon d’ouverture. Il était bon d’apprendre tout d’abord aux enfants qu’on était entre camarades, qu’il n’y aurait point de discipline et qu’on ne leur parlerait que de choses qu’ils pouvaient discuter, vérifier, rectifier. […] À la seconde leçon, M. R. expliqua l’art de la lithographie […] Le 5 mars, Mlle F. raconte l’histoire de ce petit copiste florentin […].
Le 12 mars, Mme Nathalie M., docteur 3, disséqua un chat. On insista d’abord sur l’état de l’animal. Pourquoi pouvait-on dire qu’il était mort ? Parce qu’il ne bougeait plus, ne sentait plus, ne respirait plus, etc. Cette conception toute simple et toute naturelle de la mort, les enfants l’enregistrèrent sans autre et en écartèrent dès lors toute idée mystique ou théologique. On démontra ensuite l’analogie frappante qui existe entre les organes du chat et ceux de l’homme. Les enfants en conclurent-ils que nous ne sommes que des animaux un peu évolués ? Peut-être. Remarquons, en passant, que les grands élèves, à cette leçon, parurent tout d’abord un peu dégoûtés de toucher un animal qui n’était plus de première fraîcheur ; les petits, par contre, ne manifestèrent qu’une saine curiosité et ne s’affectèrent point de détails si secondaires, ni de sentiments qu’une éducation erronée et assez avancée pouvait seule faire naître. […]
Après la démonstration du chat, quelques personnes nous reprochèrent de donner aux enfants des leçons de cruauté. Comme si l’on pouvait être cruel envers un animal mort ! Curieux reproches, et bien a priorivraiment. Mme P. questionna les enfants, et tous surent reconnaître que, dans une dissection, il ne pouvait y avoir ombre de méchanceté. Plusieurs exemples vécus vinrent compléter l’explication du mot cruel, et l’on n’en parla plus. […]
Douzième leçon. Mme M., docteur, fait une nouvelle dissection sur la grenouille. Les enfants sont étonnés de voir que des animaux qu’ils croyaient si différents de nous ne le sont en réalité pas tellement. À cette occasion, on insiste derechef sur l’influence du milieu qui fait à la grenouille les pattes palmées, la peau lisse, des voies aériennes spéciales dans le jeune âge, etc. Montrer une grenouille à une quarantaine de gosses et gosselines, c’était bien difficile ; une quinzaine y virent quelque chose ; les autres, cela va sans dire, s’amusèrent, et ils firent bien.
Ils « s’amusèrent, et ils firent bien ». On est loin ici de « l’appren-tissage de la docilité » que critique Henri Roorda (1870-1925), un autre inspirateur et collaborateur de l’École Ferrer, qui enseigne les mathématiques à Lausanne. Il brocarde « la notion du parfait », le « savoir inutile » : « Je me demande, écrit-il, si, en empêchant les enfants de bouger, on n’immobilise pas, du même coup, leur intelligence. […] Ceux qui ont pour mission de nous instruire et de nous révéler l’univers commencent par nous enfermer durant des années dans un local d’où l’on n’aperçoit rien de ce qui est à la surface du globe. Ajoutons que les bons élèves sont ceux qui ne regardent pas par la fenêtre 4. » Il constatera plus tard que Le Pédagogue n’aime pas les enfants (Lausanne, Les Cahiers Vaudois, 1917) – mais que les enfants n’en meurent pas – et appellera de ses voeux la « grande réforme de l’an 2000 » 5.
Tabourets et tirants – L’école de Lausanne est restée seule en son genre, mais les rêves et les projets d’en ouvrir d’autres ne devaient pas manquer. Un des instituteurs, Théodore Rochat (1885-1919), détaille les équipements nécessaires dans une lettre 6 à Louis Bertoni, le rédacteur du Réveil anarchiste à Genève :
Lausanne, le 5 (et le 6) décembre 1916
Cher camarade,
Je trouve enfin le temps de rédiger une partie du mémoire promis et repromis concernant la fondation de nouvelles « Écoles Ferrer ». Pour aujourd’hui il ne sera question que du matériel et des locaux.
Local
Les conditions locales jouent un trop grand rôle pour qu’on puisse donner des indications précises. Il sera bon de suivre autant que possible les prescriptions d’usage relatives à l’éclairage et à l’orientation. Il sera indispensable, si l’on adopte le système des petits groupes travaillant séparément à des travaux différents, d’avoir une salle beaucoup plus grande que celle correspondant au nombre d’élèves. Pour 30 élèves, il faudrait avoir une salle qui en contiendrait 50 dans les écoles officielles ; et il importe que cette salle soit plutôt rectangulaire que carrée, il est alors plus facile d’isoler les groupes. Que les W.-C. soient contigus à la salle (et absolument inodores, cela va sans dire).
Ameublement
Ne pas l’acheter tout d’une fois, ni, surtout, avant d’avoir vu ce que les élèves préfèrent. Acheter peu de pupitres, mais seulement des pupitres Mauchain ou d’un agencement offrant les mêmes avantages. Les enfants aiment beaucoup les petites tables avec une chaise qu’on s’en va placer là où on se sent bien. Une grande table au moins pour tout ce qui demande étalage de matériel. Avoir aussi des tabourets.
Autre chose pas du tout indispensable, mais bonne tout de même, surtout si on n’a pas de salle pour la gymnastique, c’est que la salle d’école offre quelque chose où on puisse se suspendre, se hisser, se balancer. Par exemple à Lausanne, où la salle est sous un toit, il y a des « tirants » ; les enfants s’y juchent, s’y suspendent d’autant plus volontiers que c’est haut et qu’il y a un petit frisson : celui d’un danger qu’ils s’exagèrent.
Tableaux noirs : scellés dans le mur, pour gagner de la place, et très longs pour en faire une sorte de vaste cahier de brouillons où plusieurs enfants ou groupes peuvent travailler à la fois. À côté de cela il faut 2 ou 3 petits tableaux de 60 cm x 40 cm environ et portatifs, toujours à disposition des gosses.
Ne pas oublier, au début, qu’il y aura beaucoup de collections à constituer et à placer, réserver de la place pour des casiers, vitrines, etc. Lorsque les collections de tout genre, appareils, tableaux divers sont trop entassés et qu’il faut du temps et des précautions pour les prendre et les replacer, il arrive forcément qu’on les utilise beaucoup moins qu’on ne le voudrait.
Cartes géographiques : ne sont pas indispensables. À laisser de côté pour le début, on peut s’en occuper dans la suite si on a beaucoup d’argent. Si on en peut recevoir sans frais, il est bien entendu qu’il ne faut pas les dédaigner. Mais c’est une des dernières choses à acheter. Je les mets dans l’ameublement parce qu’il est bon d’avoir un dispositif spécial, scellé dans le mur et où on peut enrouler et dérouler toute la collection des cartes. Les globes sont indispensables, mais ils trouveront leur place plus loin, avec le matériel.
Matériel
Pour les travaux manuels, nous avons fini par reconnaître que la quantité et la qualité du matériel nécessaire pour un bon travail rend préférable la location ou l’emprunt d’un local de syndicat ou cours professionnels. Donc ne pas encombrer l’école d’un matériel forcément insuffisant. D’une façon générale : faire fabriquer par les élèves, dans les après-midi de travaux manuels, toutes les parties du matériel qu’ils peuvent fabriquer convenablement. Cet intérêt immédiat qu’ils auront à bien travailler sera le meilleur stimulant et leur fera prendre au sérieux les travaux manuels.
Reste à indiquer, branche après branche, les collections et appareils indispensables ou très utiles. Les indispensables seront marqués d’une petite croix rouge.
Mais cette liste, un peu longue, me demande plus de temps que je n’en peux trouver aujourd’hui. Donc à dans quelques jours.
Rochat n’a probablement pas rédigé la suite de ses instructions, ou du moins sa lettre n’a pas été conservée. C’est l’instituteur qui est resté le plus longtemps à l’École Ferrer, près de trois ans (de 1915 à 1918) avant de devoir abandonner pour cause de maladie ; il est mort très jeune de tuberculose, laissant une femme et trois petits garçons. Avant lui, l’école avait été ouverte par Emile Duvaud (que Jean Wintsch désigne dans sa brochure par la lettre A), révoqué de l’instruction publique vaudoise, suivi par Théodore Matthey (« M M. B. »), puis le journaliste et syndicaliste Louis Avennier (« M M. C. »). Après le départ de Théodore Rochat, une solution de dépannage assure les derniers mois de l’école, avec les enseignants Fichter et Gunning (« MM MM. E. et F. ») et plusieurs autres intervenants 7 .
Éducation intégrale – La Grande Guerre a marqué une cassure dans le mouvement ouvrier des pays belligérants, et la plupart des écoles rationalistes et libertaires sont obligées de fermer. C’est d’abord ailleurs qu’elles ont continué de se développer 8 ; mais les inquiétudes et l’intérêt subsistaient. Enseigner aux enfants hors du carcan de l’éducation officielle, former les ouvriers aux tâches révolutionnaires, ouvrir des « athénées » et des bibliothèques sont des activités que l’on trouve dans tous les mouvements anarchistes, sous une forme ou l’autre 9.
Les exemples récents d’écoles alternatives ou d’« insoumission à l’école obligatoire » sont nombreux, souvent bien documentés ; les difficultés rencontrées, toujours aussi nombreuses. La classe unique de l’École Ferrer de Lausanne peut aujourd’hui sembler peu aventureuse, la foi de ses promoteurs dans le progrès et la science bien désuète. Mais l’expérience et les débats qu’elle a suscités au sein du mouvement ouvrier, des milieux scolaires ou du grand public restent d’actualité, comme le montre Charles Heimberg. Et la « grande réforme de l’an 2000 » ne s’est pas faite. Reste à savoir si elle se fera un jour dans l’école publique, ou dans une tout autre configuration.
1. Voir les références données par Charles Heimberg ci-après. On peut y ajouter Paul Avrich, The Modern School movement : anarchism and education in the United States, Princeton, 1908 (rééd. AK Press, 2006). L’Ecole moderne, fondée à New York en 1911 puis installée à Stelton dans le New Jersey, a existé jusqu’en 1953.
2. Encore quelques références complémentaires : Roland Lewin, Léon Tolstoï et l’école de Iasnaïa Poliana, Grenoble, 1972 ; Edouard Stephan, La Ruche, une école libertaire au Pâtis à Rambouillet, 1905-1917, Rambouillet, 2000 ; Madeleine Vernet, L’Avenir social : cinq années d’expérience éducative, Epone, 1912 ; Pere Sola, Cultura popular, educació i societat al nord-est català, 1887-1959 : Assaig sobre les bases culturals i educatives de la Catalunya, Gérone, 1983 ; Jan Moulaert, Le mouvement anarchiste en Belgique, Ottignies 1996.
3. Il s’agit de l’épouse de Jean Wintsch, Nathalie Maléef.
4. Henri Roorda van Eysinga, « Les effets de l’éducation moderne », La Revue Blanche (Paris), n° 28, 1902. Voir aussi, du même, « L’Ecole et l’apprentissage de la docilité », L’Humanité nouvelle (Paris), 1898 ; « La notion du parfait dans l’enseignement », La Revue Blanche (Paris) n° 27, 1.4.1901 ; « L’Ecole et le savoir inutile », L’Ecole Rénovée, Bruxelles, 1908.
5. Avant la grande réforme de l’an 2000. Lausanne, Payot, 1925. Peu d’études ont été consacrées à Roorda ; voir Geoffrey Fidler, « H Henri Roorda van Eysinga and “éducation libertaire” », Paedagogica Historica (XXVI), 1990/3 ; Tanguy L’Aminot, « H Henri Roorda, lecteur de l’Emile », Orbis litterarum, International review of literary studies (58), 2003 ; Henri Roorda, pédagogue libertaire, chroniqueur facétieux, et l’humour zèbre, Lausanne, Musée historique et éditions Humus, 2009.
6. Archives Bertoni, correspondance, CIRA Lausanne.
7. Bulletin de l’École Ferrer, 19, mai 1918.
8. Higinio Noja Ruiz, La Armonia, la escuela en el campo (Alginet 1923), prés. par Marianne Enckell et Vicente Marti, Barcelone 1996 ; Collectif, Educació i moviment llibertari a Catalunya, 1901-1939, Barcelone 1980.
9. Voir le formidable panorama dressé par John Shotton, No master high or low : libertarian education and schooling in Britain, 1890-1990, Bristol, 1993, ou le recueil plus théorique de Francesco Codello, La buona educazione : esperienze libertarie e teorie anarchiche in Europa da Godwin a Neill, Milan, 2005.
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24/10/2010