Jean-Michel Perrin
Le Jardin du Mage
Jean-Michel Perrin, est illustrateur, notamment pour Le Magazine littéraire, Picsou Magazine, et la revue de psychanalyse l’Autre. Trois bons points en somme pour travailler sur l’oeuvre de l’écrivain hongrois Géza Csáth ! C’est d’ailleurs lui, tiens donc, qui a illustré Le Jardin du Mage paru chez l’Arbre Vengeur fin 2006. L’occasion pour nous de nous pencher sur cette rencontre de l’illustrateur avec le texte et plus précisément de Jean-Michel avec le livre, l’éditeur et ses traducteurs. L’occasion aussi de nous demander si l’illustration littéraire se rapproche plus de l’écriture paratextuelle, ou de la traduction. On se souvient qu’en 1998, à l’occasion de la sortie de Combray, la bande dessinée de Stéphane Heuet élaborée à partir de l’œuvre de Marcel Proust A La Recherche du temps perdu, un journaliste s’était écrié : » Proust en B.D., c’est Proust qu’on assassine! « . Alors bon… l’illustrateur se soucie-t-il d’être conforme à ce qui est écrit, ou bien à ce qu’il lit ? Comme certains ne manqueront pas de le souligner, nous sommes bien naïfs dans ce domaine. C’est qu’en matière de gribouillis, nous n’y connaissons pas grand chose. Tout juste pressentons-nous que, comme l’écriture, le dessin ne va pas toujours de soi ! Il y a bien quelques évidences, quelques fulgurances, mais soyons clairs : le plus gros du travail consiste en de longues heures passées à tracer, regarder, gommer, encore et toujours.
Et puisque nous y sommes, nous lui avons également demandé quelle a été la nouvelle du volume qui lui a donné le plus de fil à retordre. D’ailleurs, dessine-t-on vraiment comme on tord et retord un fil ? Quoi qu’il en soit, il a pris le temps de nous éclairer sur son travail, entre deux crobards, et de nous dévoiler une autre contribution arbre vengeuresque. Qu’il en soit remercié.
J’ignorais l’existence de Csáth avant que Nicolas Etienne de l’Arbre Vengeur me contacte début 2006 en laissant, comme vous, un message sur le site Smartcucumber où il avait vu des dessins dont l’esprit lui semblait convenir aux textes du recueil. J’ai commencé à les lire, sans a priori, sans me dire que j’allais forcément les illustrer. Je précise qu’il n’y a pas eu à ce moment de rencontre entre les personnes, ni avec les éditeurs, vus pour la première fois en 2008, ni avec les traducteurs jamais croisés.
Le travail s’est enclenché, suffisamment de nouvelles m’ayant plu ou intrigué (même les moins convaincantes à mon goût ne sont jamais creuses, elles pouvaient m’apparaître différemment à la relecture, c’était un terrain mouvant donc intéressant) et les échanges se sont faits par mails ou coups de fil. Une circonstance a favorisé la réflexion, le temps de mûrissement : j’avais un travail parallèle, déjà entamé, aux délais plus pressés, l’illustration d’un livre pas du tout littéraire sur le développement du bébé.
Ça prenait l’essentiel de la journée, mais je me réservais des plages de temps pour lire Csáth et, déjà, à partir du moment où j’ai senti que le livre me plaisait, gribouiller sous l’impulsion de la lecture. Un passage fort peut provoquer une image qui se transcrit, mais c’est parfois quelque chose d’abstrait qui semblerait adéquat. J’ai poursuivi le texte en parsemant des feuilles (faites plutôt pour écrire que dessiner) de notations croquées dont deux ou trois se sont retrouvées dans le livre imprimé. Il s’agit de dessins rapides plus ou moins lisibles mais, dans le principe, ça ressemble à ces notes qu’un lecteur lisant crayon en main inscrit dans la marge. Je ne me suis donc pas détaché brusquement du texte pour aller vers le dessin, les circonstances alliées à l’étrange contenu du livre ont fait que j’ai flotté assez longtemps dans une sorte d’entre-deux et, afin de rester fidèle à ce que je ressentais, je me suis dit que le mieux était de préserver cette idée de notes. Pour mon premier vrai travail d’illustration littéraire, car j’ai jusqu’ici illustré pas mal de textes mais d’un autre ordre (romans jeunesse dans le cadre de collections, documents, articles), il s’agissait de garder davantage une position de lecteur que de technicien de l’illustration, un lecteur privilégié qui s’octroie un peu d’espace du livre, sorte de marge adaptée (la mise en page a été le fruit d’échanges réguliers, pas question de ne réaliser que des pleines pages hors-texte). Sont venus l’occuper dessins impulsifs comme ceux que j’évoquais au début, façons de dire au lecteur « as-tu ressentis ça aussi ? » avec le risque de ne pas être très lisible et donc de ne parler qu’à moi-même, et d’autres, plus réfléchis, synthétiques, résultats de recherches aux durées variables. Afin de garder une unité de style et de rester compatible avec l’idée de notes, j’ai donné à tous, même à ceux issus d’une mise en forme plus élaborée un aspect proche du croquis. Ce qui a, un temps, précipité le mouvement vers cette mise en forme c’est la nécessité, prioritaire pour l’éditeur, de créer une couverture et de me transformer en petit affichiste avant de revenir vers les images intérieures et de les terminer.
Le puits
Il n’y a pas de « vertige de la page blanche », plutôt une difficulté, parfois, à sortir une forme qui ne dénature pas ce que j’ai éprouvé à la lecture. Tout ce que j’y ai ressenti de fort ne peut se transposer en dessins, mais quelquefois j’ai la conviction qu’une image peut faire écho à tel moment ou impression d’ensemble. C’est comme si j’avais un mot sur le bout de la langue, sauf qu’il ne s’agit pas de retrouver un objet déjà existant. Dans ce cas, tracer les premières mauvaises ou trop approximatives expressions qui viennent, sentir pourquoi elles sonnent faux et s’en débarrasser, peut représenter le début du parcours.
Quand je me place devant une feuille vierge, c’est en général pour assez vite inscrire quelque chose, que mon idée préalable soit précise ou encore très vague, et il me semble que beaucoup de dessinateurs de ma connaissance agissent ainsi. Je ne passe pas de longues heures à scruter la page vide. Cela tient au fait qu’on ne peut pas vraiment dessiner dans sa tête même si on a une intention très forte, parce qu’il y a une différence de nature entre une image mentale et une image tracée, alors que les phrases mûries dans le cerveau resteront les mêmes transcrites sur le papier. En ce qui concerne le dessin, Il est donc nécessaire de matérialiser tôt, quitte à renier cette première réalisation pour suivre d’autres chemins.
Question fil à retordre, La petite Emma a été bonne pourvoyeuse. La nouvelle raconte l’histoire d’une fillette que tous ses camarades, garçons et filles, envient et désirent, sans bien comprendre encore la sexualité, et qu’ils finissent par pendre. Je ne voulais pas montrer la gamine au bout de la corde, j’ai tenté sur des dizaines d’esquisses de représenter le narrateur (un des enfants tueurs et des plus amoureux) au moment où il soutient Emma pour qu’on la hisse à la bonne hauteur. Je cherchais l’ambiguïté du mouvement, à la fois étreinte et geste meurtrier, mais ce n’était pas clair. L’idée s’énonce bien littérairement, une séquence peut sans doute la rendre, mais une image seule ? Peut-être aurait-il fallu être meilleur dessinateur ? En tous cas, j’obtenais un machin bizarre, sans force. Je suis revenu au dessin d’Emma, à sa natte, une de ses principales séductions, et au bout d’autres tâtonnements, en suivant cette fois une logique de dessin, pas littéraire ou théâtrale, je suis arrivé à l’image de la fillette suspendue à sa tresse, la faveur qui termine celle-ci fichée d’un clou à une poutre comme un papillon piqué. Telle quelle, l’illustration est encore un peu mélo, plus à cause d’une mollesse formelle que du sujet il me semble, mais elle parle davantage de ce qui est au cœur du texte sans calquer exactement une action.
Matricide
De l’adaptation de Stéphane Heuet, j’ai vu deux couvertures et pas beaucoup plus de pages. Le dessin me semble assez terne, et la première impression qui s’en dégage est celle d’un univers figé, là où dans le texte tout est mouvement et instabilité. Mais une bande dessinée se lit. Peut-être y-a t-il un découpage inventif qui fait retrouver une petite partie de ces circulations de sensations, raisonnements, gestes révélateurs qui interagissent sans cesse, font basculer le lointain sur le proche, amènent découvertes, émerveillements, désillusions et dont l’observation procède d’une lucidité gigantesque. Mais je dis bien une petite partie. Au fond c’est l’adaptation de Proust qui, d’une manière générale, me laisse dubitatif, pas l’emploi particulier de la bande dessinée.
Je n’ai jamais envisagé d’adapter un livre, je suis venu au dessin par intérêt pour la bande dessinée, j’ai gardé cet intérêt, mais il n’est plus depuis longtemps exclusif et j’en fais très peu. Professionnellement, je n’ai publié que deux très courtes histoires (dans le gros recueil collectif Comix 2000 édité par L’Association et dans le numéro 1 de la revue Vertige dirigée par le peintre et auteur de bd Captain Cavern).
A propos du souci de conformité à ce qui est écrit ou lu, je pense en avoir dit quelques mots en parlant du travail sur Csáth, je signale juste qu’il peut prendre une tournure administratives en certaines circonstances : le contrat que signe l’illustrateur de romans pour enfants (chez Hachette-jeunesse du moins), spécifie qu’il est tenu d’être fidèle à la description de l’auteur s’il dessine un personnage ou un lieu, c’est à la fois compréhensible dans ce contexte et un peu comique, une peur sans doute de voir un petit gros en mots se transformer en grand maigre en traits.
Les Musiciens
Quand j’ai lu des romans de Dickens il y a quelques années en commençant par De grandes espérances, je me suis dit que ça serait difficile mais passionnant de l’illustrer. Il stimule son lecteur en permanence. Un de ses procédés : il le projette dans une action en train de s’accomplir perçue par un narrateur qui ne comprend que progressivement ce qui arrive. Dickens parvient à formuler le moment d’incompréhension initiale où par exemple des objets semblent agir d’eux-mêmes: il obtient ainsi de nombreux effets de méprises, voire d’hallucinations, qui, brèves ou persistantes, ponctuent davantage qu’on ne pense notre vie quotidienne. Cette exactitude, son goût de la caricature qui révèle, lui font donner corps à la réalité d’une façon très complète, sans être jamais platement réaliste, et toutes les illustrations de ce registre qui encombrent beaucoup d »éditions pour enfants sont des contresens.
Pour conclure, je ne travaille pas sur un livre en ce moment, mais j’ai gravé l’image de couverture du journal de Géza Csáth qui devrait paraître d’ici quelques mois, toujours chez L’Arbre Vengeur. Je n’ai pas dessiné d’images intérieures, elles n’auraient de sens dans un journal intime que tracées de la main de l’auteur. Ou alors si on tient à illustrer le volume il faut que ce soit par des documents (photos de famille, archives), choix de l’édition américaine de ce livre.
Les illustrations ici présentées sont des variantes de celles choisies par l’Arbre Vengeur pour illustrer Le Jardin du Mage. Merci encore à Jean-Michel pour sa patience et son intérêt pour Les Ames. Bien à toi.
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7/03/2009