Une perquisition en 1894
1er Janvier 1894 : Raynaud est ministre de l’Intérieur ; Lépine préfet de police. Sur les bases de l’article 10 du code d’instruction criminelle, deux mille perquisitions sont effectuées dans Paris et dans toute la france. Le 5 janvier 1894, on pouvait lire dans le n°707 du Petit Vauclusien : «Les perquisitions et les visites domiciliaires ont continué mardi, en France, chez tous les individus entachés d’anarchisme. Des arrestations, aussi, ont eu lieu assez nombreuses, notamment à Nice où la police a mis la main sur 17 personnages reconnus pour professer des doctrines anarchistes ». 114 années plus tard, des gens sont toujours entaulés pour leur opinions et parce qu’ils seraient susceptibles, à l’occasion, ça dépend du vent, de basculer dans le terrorisme, c’est à dire de saboter des caténaires sncf. Mon dieu ! ça fait froid dans le dos !
Allez ! Je m’en vais lire une petite nouvelle d’Octave Mirbeau pour me remettre de ces émotions.
Une perquisition en 1894
par Octave Mirbeau
Je dormais profondément, quand je fus réveillé, en sursaut, par de grands coups sourds frappés à la porte de mon appartement. Très intrigué par ce bruit insolite, j’allumai la bougie et m’assurai que mon revolver était bien chargé. La pendule marquait cinq heures. Pendant que je m’habillais à la hâte, et sommairement, les coups redoublèrent sur le palier. On eût dit des béliers de guerre enfonçant les portes des antiques villes assiégées. (Cette comparaison classique, qui me vint à l’esprit, en ce pénible instant, je l’attribue à ce que, la veille, j’avais été voir l’incroyable parodie d’Antigone à la Comédie Française.) Je me dirigeai d’un pas ferme vers la porte, qui allait bientôt céder, et, d’une voix non moins ferme – car ne croyez pas que je sois un trembleur –, je demandai :
– Qui est là ?
Une voix bizarre, que je reconnus aussitôt pour une voix déguisée, et qui cachait mal le caractère rogommeux dont elle s’encanaillait, répondit :
– Le pédicure de Monsieur !
– Comment !… fis-je. À cette heure ! Mais vous êtes fou… Et pourquoi tout ce vacarme ?
La même voix réplique :
– Que Monsieur veuille bien m’excuser !… Mais c’est aujourd’hui le banquet Spüller, et je n’ai pas de trop de toute la journée pour nettoyer les pieds de ces gens-là…
J’aurais dû me méfier. Jamais je ne me suis servi de pédicure. Il eût donc été étrange que j’eusse fait appel au concours de l’un de ces artistes. Par quel inconcevable oubli de mes habitudes les plus intimes, cette explication, qui n’en était pas une, me rassura complètement ? Je n’en sais rien. Il faut croire que je n’étais pas bien réveillé. J’ouvris la porte. Alors, en trombe effroyable, en terrifiant cyclone, un monsieur, à grosses moustaches, entra suivi de six autres, également à grosses moustaches, et qui, sur leur dos, portaient des crochets de commissionnaire.
– Les cambrioleurs ! m’écriai-je, vexé de m’être laissé prendre à une ruse aussi grossière.
Le monsieur à grosses moustaches m’adressa un salut ironique, et, faisant tournoyer dans l’antichambre un énorme gourdin, qui creva une toile au mur et brisa sur une console une statuette de plâtre, il dit :
– Non, pas les cambrioleurs !… Le commissaire de police, cher monsieur, et qui vient, chez vous, opérer une perquisition…
– Une perquisition !… Chez moi !… Vous êtes fou, je pense… et de quel droit, je vous prie ?
Le monsieur à grosses moustaches eut un rire retentissant, qui se répéta, crapuleux, aux bouches éraillées de ses six aides.
– De quel droit ?… Ah ! le droit !… Elle est bonne, celle-là !… Voilà une chose dont Raynal, Lépine et moi, nous nous moquons un peu, je vous assure…
Les poings serrés, la moustache hirsute, tout à coup, il s’avança vers moi et me souffla dans le nez, avec son haleine qui empestait l’ail et l’alcool, ces mots :
– Du droit, brigand, que nous prenons, Raynal, Lapine et moi, d’embêter les citoyens à notre heure et à notre convenance… Et pas d’explications !… Elles ne vous réussiraient pas… Menez-moi à votre bibliothèque, pour commencer ?
Je ne crus pas devoir résister… Pour tout dire, une perquisition chez moi me semblait d’une excessive et parfaite drôlerie. N’ayant rien qui pût me compromettre, je me trouvai subitement en des dispositions plutôt facétieuses. Et je m’apprêtai à jouir de la déconvenue de mes sordides et matinaux visiteurs.
– Soit ! concédai-je… Allons dans la bibliothèque.
Sitôt qu’il y eut pénétré, le commissaire se frotta les mains, en homme satisfait, et parcourant du regard mes livres, mes chers livres amoureusement rangés sur leurs calmes rayons, il grogna :
– Ah ! ah !… Nous voici encore dans un de ces antres de la Révolution !… dans un de ces capharnaüms de l’anarchie !… ah ! ah ! Nous allons nous amuser !… Mazette ! Il y en a ici, des pièces à conviction !… il y en a de la littératu…re !… Nous ne pourrons pas tout emporter d’un coup !
S’adressant à ses argousins, il ordonna :
– Ouvrez-moi toutes les vitrines !…
Comme, de leurs gros doigts gourds, ils ne parvenaient pas à faire jouer les délicates serrures, le commissaire, impatienté, donna de grands coups de gourdin à travers les glaces des vitrines qui volèrent en éclats et couvrirent le plancher d’une épaisse couche de verre brisé… Ô Sully Prud’homme !
– Dépêchons ! Dépêchons !… Vous ne savez pas opérer… Vous êtes mous comme des chiffes… Allons, maintenant, appelez-moi tous les titres de ces sales bouquins.
Pendant que cinq argousins disposaient leurs crochets, et dépliaient de grandes toiles d’emballage, le sixième appelait d’une voix tonnante de héraut.
– Le dictionnaire de Larousse !
– Un dictionnaire de la rousse ?… Ça commence bien !… Outrage à la police.
– Enlevez !
– Le dictionnaire de Littré !
– Enlevez ! Enlevez !… D’abord, enlevez tous les dictionnaires !… Il y a là-dedans un tas de mots dangereux et qui menacent l’ordre social… Des mots subversifs et délictueux, que ne peuvent plus tolérer les Chambres, le gouvernement, Cassagnac, Emmanuel Arène, Rouvier1, etc., Enlevez ! Enlevez !
L’argousin continuait d’appeler :
– La Géographie universelle d’Élisée Reclus.
Le commissaire bondit, l’oreille dressée, le corps frissonnant, comme un chien qui vient de flairer une odeur suspecte :
– Bigre !… Je crois bien !… Allez-y doucement, de peur qu’elle n’éclate !… Et mettez-la à part !… avec précautions, fichtre !… Nous la porterons au laboratoire municipal… Y a-t-il une mèche ?… Non !… C’est heureux… Nous sommes arrivés à temps.
Se tournant vers moi, d’un air de triomphe :
– Ça, vous ne pouvez pas le nier !… Elle y est !… Votre affaire est claire !…
Je ne trouvais plus cela drôle. Je me tâtais les bras, les jambes, le front pour bien me prouver à moi-même que je ne dormais pas. Et j’étais tellement ahuri que je ne songeais pas à protester.
L’argousin appelait toujours :
– L’imitation de Jésus-Christ.
– Enlevez !… Jésus-Christ était un anarchiste… un sale anarchiste… Il faisait notoirement partie d’une association de malfaiteurs… L’imiter est un crime prévu par les lois… Allons, ça va bien !… enlevez !…
Enlevez !…
– L’introduction à la science sociale.
– Science… et… sociale… double délit !… Enlevez !… D’abord pour simplifier la besogne… tous les livres où vous trouverez… science… sociale… sociaux… sociologue… liberté, égalité, fraternité… philosophie… psychologie… évolution… révolution… enlevez !… enlevez !… Et comme ces mots se trouvent dans tous les livres, enlevez tous les livres en bloc… Ce sera plus vite fait…
L’homme appela encore :
– Les Principes de Biologie.
– Biologie, aussi ! hurla le commissaire… Minéralogie… tétralogie, anthropologie !… Êtes-vous donc sourd ?… Je vous dis, tous les livres, tous !… tous !… à l’exception des oeuvres complètes de M. Spüller et de M. Joseph Reinach.
J’avais eu le temps de revenir à moi. Et je m’étonnais d’être sans colère, en présence de ce vandalisme insensé. Je m’adressai doucement au commissaire :
– Monsieur, dis-je, voulez-vous me permettre de vous indiquer un endroit où vous trouverez des livres bien plus dangereux que les miens, et en bien plus grand nombre ?
– Quel endroit ?
– La Bibliothèque nationale !
– J’irai ! vociféra cet homme… Oui, j’irai… Et à la Mazarine… et à la Sainte-Geneviève aussi… J’irai partout ! Nous en avons assez des livres, et de ceux qui les font…
Il s’animait, marchait dans la pièce à grandes et terribles enjambées. Tout à coup, il s’arrête devant un buste de plâtre…
– Et ça ! Qu’est-ce ? demanda-t-il.
– C’est un buste…
– Est-ce creux ?
– Oui, c’est creux…
– C’est creux ! Enlevez ce buste aussi. Enlevez tous les bustes… enlevez tout ce qui est creux…
Il réfléchit un instant, et frappant, d’un pied colère, le plancher :
– Et tout ce qui est plein, aussi…
La perquisition dura deux heures… Au bout de ce temps, j’eus l’étonnement de constater que mon appartement était vide… Il fallut se réfugier à l’hôtel.
Le soir, je lus, dans les bons journaux, les admirables, les dévoués journaux, l’entrefilet suivant :
« Ce matin, une perquisition a été opérée, au domicile de X…, l’anarchiste bien connu. On y a saisi des engins extrêmement dangereux et encore inconnus qui, pour dépister les investigations de la police, affectaient des formes de bustes. Les documents trouvés sont de la plus grande importance. Ils permettent d’affirmer qu’on est enfin sur la voie d’un complot formidable. X… a été laissé en liberté. Qu’attend-on pour s’assurer de sa dangereuse personne ? Mystère ! »
Un commentaire pour “Une perquisition en 1894”
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29/11/2008
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